Surveiller les filles

‘«’ ‘ La surveillance des maisons de prostitution et des filles de mauvaise vie isolées dans la ville est un des points les plus importans [sic] et les plus pénibles de la police municipale’ 600  ». Les autorités avaient conscience qu’il leur fallait réglementer la prostitution d’une façon efficace. Au début du siècle, elles paraissaient souvent démunies, à l’image du maire de Caluire et Cuire qui demandait, ‘«’ ‘ aux noms des mœurs ’», une répression exemplaire contre « certaines personnes » tout en appelant de ses vœux des mesures sévères d’une portée générale. Il n’existait effectivement pas de loi sur la prostitution valable pour tout le territoire français 601  ; la loi du 16-24 août 1790 confia à l’administration municipale le soin de régler la question. Pour la seule ville de Lyon, nous avons retrouvé sept règlements de police ou projets de règlements de 1813 à 1881. La première ordonnance comportait six articles, celle de 1878, 41 – passage d’une application approximative du quadrillage à son achèvement total. Avant la Monarchie de Juillet, la législation ne prévoyait aucune mesure répressive contre les prostituées. A partir de 1843, les ordonnances adoptèrent un format standard en quatre points correspondant aux quatre actions de la police en matière de prostitution (‘«’ ‘ Des filles publiques », ’ ‘«’ ‘ Des maîtres et maîtresses de maison », ’ ‘«’ ‘ Des visites médicales », ’ ‘«’ ‘ Dispositions générales ’» 602 ).

La police devait tenir des registres regroupant les deux formes autorisées du commerce des charmes, les maisons closes et les logements particuliers 603 . Les uns répertoriaient les diverses maisons autorisées à Lyon et enregistraient les mouvements du personnel ; les autres inventoriaient les différentes filles qui travaillaient à Lyon, indiquant leur profil, leur adresse et leur maison de rattachement quand elles ne travaillaient pas à domicile 604 . En théorie, leurs changements d’adresses successifs étaient notés, de même que leur éventuel départ de la ville ; les clients furent également fichés pendant un temps. Ceux qui louaient un garni aux filles isolées devaient le déclarer aux autorités qui tenaient un registre leur étant spécialement réservé (nous n’en avons malheureusement jamais retrouvé un seul exemplaire). Une fois entrées dans la phase d’inclusion du quadrillage, une fois repérées 605 , les filles étaient surveillées via les archives d’une police théoriquement capable de contrôler les allées et venues de chacune. La surveillance devait être la plus serrée possible : ‘«’ ‘ Il ne suffit pas de dire que telle ou telle femme est partie furtivement, qu’elle est allée demeurer sur un autre arrondissement ou qu’elle est à l’hôpital ; l’agent de police doit s’assurer par lui-même de la vérité, rendre un compte précis de la mutation et rechercher dans tous les quartiers, sans distinction, celles de ces femmes qui se sont soustraites à la visite dans l’arrondissement où il y exerce’ 606  ». Le procédé de contrôle suivait l’évolution générale de la surveillance : les prostituées eurent leur carte d’identité les marquant de l’empreinte du vice. Ces petits carnets individuels – malheureusement trop peu nombreux dans nos archives – comprenaient le lieu et la date de délivrance, des informations basiques quant à leur propriétaire (nom, lieu et département de naissance, numéro d’inscription, signalement physique) ; à partir des années 1870, une photographie de l’inscrite fut demandée. Sur la deuxième de couverture une synthèse des règlements rappelait aux filles les règles auxquelles elles devaient se conformer. Enfin, des pages étaient réservées aux visites sanitaires.

Ce procédé d’acceptation de l’amour vénal se doublait d’une chasse 607 acharnée contre ses formes sauvages. Les filles insoumises, occasionnelles ou non, qui racolaient dans les rues ou dans les débits les plus louches, faisaient l’objet de la répression policière – notamment parce que, plus que d’autres, elles propageaient le mal vénérien. Lorsqu’elles s’affichaient dans l’horizon policier, elles étaient immédiatement menées auprès du responsable du service des mœurs. Avant d’être inscrites sur les registres officiels, une enquête de moralité était menée à leur encontre durant une quinzaine de jours. Elles pouvaient, le cas échéant, être raccompagnées dans leur pays si elles n’étaient pas lyonnaises, transférées à l’Antiquaille pour être soignées, emprisonnées (la sanction pénale ne pouvait excéder 20 jours d’emprisonnement) ou libérées si elles trouvaient un travail stable et paraissaient vouloir se ranger 608 . En 1808, les « vourgineuses », fréquentant de jour les lieux isolés de Perrache et la nuit les décombres de la place Bonaparte, furent poursuivies par la police et, pour les étrangères, reconduites dans leur commune 609 .

Notes
600.

Id., Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 25/11/1820.

601.

« [Puisque] la loi ne pourrait exister sans reconnaître en quelque sorte le droit à la débauche […] ». ADR, 5 M 18, Réponse au mémorandum anglais sur la police sanitaire en France rédigée par le médecin en chef du service sanitaire de Lyon, 05/12/1869.

602.

Id., Ordonnance de police municipale, 04/05/1843.

603.

Notons qu’en 1813, l’ordonnance, de façon assez naïve, enjoignait seulement aux prostituées de se faire connaître des autorités sans que la police n’eut à les rechercher. Cf. ADR, 5 M 19, Ordonnance de police municipale, 27/07/1813.

604.

AML, I1 250-256.

605.

« Toute femme qui se livre notoirement à la prostitution est réputée fille publique. A défaut de demande en inscription, elle sera inscrite d’office […] ». ADR, 5 M 18, Ordonnance de police municipale, 04/05/1843.

606.

AML, I1 84, Lettre du maire de Lyon au commissaire de police de la Halle aux blés, 22/01/1822.

607.

On ne saurait trouver de terme plus juste, les autorités parlant elles-mêmes de « battue » – nouvelle preuve de l’animalité supposée de la populace. ADR, 4 M 508, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 10/07/1822.

608.

ADR, 5 M 18, Rapport de l’inspecteur du service des mœurs adressé au secrétaire général pour la police, 06/02/1878.

609.

ADR, 4 M 508, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 23/07/1808.