Gérer les espaces prostitutionnels

Dès qu’une fille se retrouvait fichée par le pouvoir, elle était cachée et refoulée. Il lui était en effet interdit de se montrer en public pour attirer d’éventuels clients : peu à peu elles devinrent persona non grata sur le pavé lyonnais et même les fenêtres ne devaient plus encadrer leur silhouette provocante. En 1843, elles étaient encore autorisées à parcourir les rues – seules, sans parler, sobrement vêtues – entre la chute du jour et 22h. De longue date, il avait été décidé de ne plus tolérer leurs déplacements collectifs sur la voie publique même lorsqu’elles ne « travaillaient » pas. Le prétexte invoqué était qu’une femme seule osait moins tandis que deux, ‘«’ ‘ […] se sentant plus fortes, seront plus hardies et ne manqueront pas d’attirer sur elles l’attention par leurs gestes, rires etc., qu’elles prodigueront en cherchant à rivaliser sur ce sujet, excitées l’une par l’autre […]’ ‘ 610 ’ ‘ ’». Il était donc question d’appel à la débauche à éviter, de morale à conserver, de mauvais exemples qu’il ne fallait pas donner.

Les bordels ne devaient pas se situer n’importe où dans la ville, et surtout pas à proximité des écoles pour ne pas choquer la sensibilité des enfants et éviter que les lycéens et leurs professeurs en devinssent des habitués assidus. Depuis l’instruction ministérielle du 28 août 1833, les autorités locales décidaient des lieux où les maisons pouvaient ou non s’implanter. Nous avons retrouvé pour les années 1870 des listes de rues interdites aux prostituées 611 et en avons dressé une carte valable pour 1879 612 . Fonctionnant sur le même modèle que les débits de boissons, les motifs d’interdiction cherchaient à éloigner ce qui choquait et à supprimer l’inutile. On ne sera donc pas surpris de constater que l’on tentât d’éloigner du nouveau centre les filles publiques. Les créations impériales, symboles de la régénération urbaine, étaient totalement épargnées et des zones tampons furent créées puisque, par exemple, les interdictions touchaient des voies proches de la rue de la République ; et encore en 1892, un membre du Conseil municipal pouvait s’écrier à propos du déplacement du dispensaire réservés aux filles : ‘«’ ‘ Qu’elles aillent au diable si elles le veulent ! Qu’on les mettent à la morgue, si vous le voulez, mais au moins qu’on en débarrasse le centre ville’ 613  ». Hors ces rues et places principales de la Presqu’île, cinq grands axes leur furent interdits : le boulevard de La Croix Rousse et, rive gauche, le boulevard du Nord, les cours Morand, de la Liberté et de Brosses. Les motivations d’ordre public l’emportèrent ‘«’ ‘ en raison de [l’]importance et de la circulation d’un nombreux public d’élite surtout’ 614  » (c’était le cas des axes de la rive gauche, lieux d’entrée en ville et de fréquentation bourgeoise). Les interdictions s’expliquaient aussi par la proximité d’un lieu de culte ou d’expression du pouvoir (hôtel de ville), d’un lieu public drainant les foules (théâtre, gare), des places, squares et jardins attirant les familles 615  ; elles s’expliquaient également du fait de la réitération de plaintes de la part du voisinage et d’un surnombre de filles (maisons de passe et/ou logements individuels).

Carte n° 1 : Parties de la voie publique interdites aux prostituées en 1879
Carte n° 1 : Parties de la voie publique interdites aux prostituées en 1879 (d’après ADR, 5 M 18, Rapport anonyme)

Malgré toutes ces précautions, l’équilibre que représentait la gestion des hétérotopies se révéla difficile à maintenir. A La Guillotière, dans la première moitié du siècle, les maisons closes se trouvaient toutes concentrées en un même point, ce qui ne manquait pas de mettre en danger le contrôle policier 616 . Le pouvoir décida donc de disséminer les maisons dans l’ensemble du faubourg. Cependant, ce nouvel équilibre ne dura guère car les Hospices civils, possédant la plupart des terrains de la rive gauche du Rhône, attaquèrent en justice ses locataires qui sous-louaient les maisons à des filles publiques. Les succès des Hospices eurent pour conséquence le départ de nombreuses prostituées en chambre de La Guillotière qui s’installèrent dans la Presqu’île. L’équilibre rompu, la coercition fut employée afin de régler le problème. Les prostituées anciennement installées dans le centre perdirent leur droit d’aller et venir et on interdit à toute fille publique de loger dans le périmètre délimité par la place des Terreaux et la gare de Perrache au nord et au sud et par les deux « rivières 617  » à l’est et à l’ouest. Vraisemblablement, de telles dispositions étaient temporaires. Au sujet des interdictions de rues, l’inspecteur précisait qu’elles devaient servir à régler les problèmes liés au surnombre des filles ; dès que la situation s’améliorait, elles cessaient 618 . La gestion des lieux de la prostitution était peut-être la partie la moins aisée du quadrillage puisqu’ils ne correspondaient pas aux hétérotopies classiques. Du reste, face au danger qu’ils représentaient, la police fut autorisée à pénétrer dans les maisons (loi du 19-22 juillet 1791).

Notes
610.

AML, 1122 WP 1, Note de l’inspecteur du service sanitaire, 18/05/1870.

611.

ADR, 5 M 18, Rapports de l’inspecteur du service des mœurs adressés au secrétaire général pour la police, 01/07/1879 et sd [1879].

612.

Pour en faciliter la lecture, nous avons laissé, en grisé, le plan actuel de la ville de Lyon (seul l’ancien Jardin des Plantes, alors interdit aux filles publiques, n’existe plus).

613.

ADR, 1124 WP 14, Extrait du procès-verbal de la séance du Conseil municipal de Lyon, 26/07/1892.

614.

ADR, 5 M 18, Rapports de l’inspecteur du service des mœurs adressés au secrétaire général pour la police, 01/07/1879

615.

Un règlement de 1867 précisait que les filles ne pouvaient loger à moins de 200 mètres de ces lieux interdits. ADR, 5 M 18, Règlement de police, 15/10/1867.

616.

ADR, 5 M 18, Rapport de l’inspecteur du service des mœurs adressé au secrétaire général pour la police, 06/02/1878.

617.

Ainsi qu’on le disait à l’époque.

618.

ADR, 5 M 18, Rapport de l’inspecteur du service des mœurs adressé au secrétaire général pour la police, 01/07/1879.