L’utilisation de la médecine dans le processus de surveillance

Cet enfermement n’était pas uniquement social et moral, mais aussi médical, ce qui revenait en quelque sorte au même. L’imposant suivi médical imposé aux filles publiques permettait de faire le tri entre les saines et les malades – principalement en regard du péril vénérien. Là encore, la théorie du quadrillage s’appliquait pleinement au travers d’une pratique visant à accepter une population, la surveiller sur le long terme et en prélever les individus déficients pour les exclure. Les prostituées jugées dangereuses étaient menées à l’Antiquaille qui faisait office d’hôpital pour les vénériennes et d’asile psychiatrique. Lourd symbole du traitement indifférencié de la déviance. Ultime enfermement pour ces recluses, l’Antiquaille prenait de façon caricaturale le parfait contre-pied de leur vie : lever à 6h, coucher entre 18 et 19h, prières deux fois par jour, messe du dimanche, travail obligatoire et sociabilité minimum 624 .

Le médecin n’intervenait donc pas seulement comme spécialiste traitant la maladie dans son hôpital, il intervenait également en amont du processus de surveillance en participant au système de contrôle basé sur la visite sanitaire obligatoire (les membres du service médical étaient par ailleurs nommés par le préfet). Utilisés par le pouvoir pour leurs seules connaissances, ils n’étaient pas autorisés à traiter lui-même les filles qu’ils examinaient 625 . Au fil des décennies, les commissions médicales et sanitaires prirent de l’importance. Elles ne se plaçaient pas sur le plan du contrôle d’une population particulièrement mobile mais surveillaient au plus près une population dangereuse. Le péril vénérien faisait écho à cette peur de la prostituée mangeuse d’hommes que nous avons évoquée précédemment. La fille publique disposait en effet d’une arme redoutable : la contamination. Un rapport de 1869 affirmait que 407 filles, soit 56% des encartées, avaient été malades l’année précédente 626 . Il y avait donc nécessité de pallier ce danger. Au bout de la chaîne sanitaire, l’hospice de l’Antiquaille était toutefois insuffisant, ne possédant que 100 lits réservés aux prostituées.

Celles-ci devaient payer pour exercer leur profession ; par dérision elles surnommaient la visite payante « leur patente ». Dès 1813, les visites sanitaires furent obligatoires et payantes, à raison de trois francs par mois. Ce point fut discuté : vingt ans plus tard, il n’était plus en application avant qu’un système mixte fût adopté 627 . Cette taxe, qui n’était pas sans rappeler celle s’appliquant aux chiens, fut condamnée comme ‘«’ ‘ immorale, illégale, vexatoire’ 628  » et peu incitative. Il fut décidé que seules les maîtresses la paieraient (faire payer les filles ou les matrones était un moyen de renflouer ou d’arrondir les caisses municipales…). Les visites avaient lieu à domicile ; un médecin par arrondissement visitait les filles isolées et en maison. En 1835, ce furent elles qui se déplacèrent deux fois par mois, puis toutes les semaines à partir de 1852 – mais alors seules les isolées se déplaçaient à l’hôtel de ville. Organiser les visites dans un local neutre approprié permettait d’éviter que la matrone et ses filles fissent pression sur le médecin. Mais le plus important restait qu’une fille déclarée malade dans le bureau de police sanitaire pouvait être immédiatement conduite à l’Antiquaille. D’une malade pour 45 visites à domicile, on passa à une pour 25 visites au bureau de police 629 . De plus en plus nombreuses, les visites entraînèrent logiquement l’augmentation du nombre de filles malades ; ainsi les autorités parvinrent-elles à affiner le tri qu’elles opéraient sur cette population. D’autant plus qu’en 1852 les visites devinrent également obligatoires en cas de changement de classe (d’isolées à filles en maison par exemple) ou de changement d’adresse ; des visites « inopinées » étaient en outre prévues 630 .

Rejetées de la rue, cloîtrées dans leurs bordels, les filles publiques… ne l’étaient plus vraiment. En 1867, comme pour l’animal de boucherie, comme pour le condamné à mort, on les obligea à se rendre à l’Antiquaille et à y revenir en voitures fermées, tandis que pour aller passer leur visite sanitaire, on leur demanda de suivre ‘«’ ‘ […] un itinéraire convenu, en tenue modeste et incapable d’attirer l’attention des passants’ 631  ». Dans la salle d’attente du local réservé aux visites, elles s’entassaient ‘«’ ‘ comme un troupeau de moutons ’» ; le cabinet lui-même n’était ni propre, ni commode – ‘«’ ‘ c’est une centralisation du bureau des mœurs qu’il faudrait opérer’ 632  ». Les autorités réfléchirent, dans la deuxième moitié du siècle, à une rationalisation des méthodes de surveillance qui, une fois encore, n’était pas sans rappeler celles mises en place à l’usine ou dans les abattoirs.

La théorie de la surveillance était finalement un modèle de rationalité : le recensement et la catégorisation des individus permettaient de séparer le bon grain de l’ivraie ; les élites transcrivaient donc en actes ce que leur sensibilité leur commandaient. Tout ce qui ne participait pas de l’harmonie urbaine était ainsi supprimé ou refoulé dans des espaces prévus à cet effet. A la rationalité du projet s’ajoute sa cohérence. Les cases du quadrillage ne sont pas des phénomènes épars possédant leur logique propre : chacune tient une place dans un maillage plus large qui tente de recouvrir l’ensemble de la société urbaine. Sa force réside dans sa faculté à s’adapter aux divers aspects de la vie urbaine (prostituées, industries polluantes, chiens errants, vagabonds).

Manque toutefois un élément au quadrillage pour qu’il puisse fonctionner : des hommes donnant des ordres et d’autres les exécutant. Le pouvoir ne put faire l’économie d’une administration forcément pléthorique, à la mesure de l’envergure du projet initié. Parmi ses serviteurs, nous avons choisi d’étudier ceux qui, plus que d’autres, en assuraient la pratique quotidienne. C’est donc de l’organisation de la police qu’il sera à présent question.

Notes
624.

ADR, 4 M 508 bis, Règlement intérieur des filles détenues à l’Antiquaille, 01/02/1849.

625.

ADR, 4 M 508, Rapport sur l’organisation du service sanitaire par le médecin chef, 22/12/1865.

626.

Id., Rapport [de l’inspecteur du service des mœurs ?] au préfet du Rhône, 08/03/1869.

627.

En 1878, seules les filles en maisons allaient à la visite payante ; pour les autres, elle était payante le soir et gratuite le matin. ADR, 4 M 508 bis, Règlement de police, 27/12/1878.

628.

ADR, 4 M 508, Rapport sur l’organisation du service sanitaire par le médecin chef, 22/12/1865.

629.

ADR, 5 M 18, Lettre du médecin en chef du service sanitaire au préfet du Rhône, 01/04/1874.

630.

Id., Copie du règlement du 14/05/1852, 22/06/1871.

631.

Id., Ibid.

632.

ADR, 4 M 508, Rapport sur l’organisation du service sanitaire par le médecin chef, 22/12/1865.