Une première tentative d’application du quadrillage : la surveillance de nuit 659

La surveillance de nuit (devenue garde municipale vers 1840) correspondait initialement à des brigades d’hommes placées sous la tutelle du maire de Lyon et parcourant la ville entre le coucher et le lever du soleil. Ce corps s’inspirait directement de ce qui avait existé sous l’Ancien Régime 660 , et sa création fut contemporaine des volontés municipales de renouer, après l’épisode révolutionnaire, avec une organisation policière calquée sur celle de la monarchie 661 . Unique tentative d’application littérale du quadrillage, la mise en place de ce corps témoignait de la volonté de répondre à la peur bourgeoise de la nuit. Il ne disparut pas pour autant avec la diffusion progressive de l’éclairage public – qui permettait une meilleure surveillance en rendant visible hommes et choses. Leur mission était sans surprise : ils devaient faire cesser les désordres nocturnes, arrêter les vagabonds, fermer les portes d’allées, noter les réverbères défectueux, faire fermer les lieux publics ouverts en dehors des heures autorisées, se tenir prêt à intervenir en cas d’événements graves (émeute, incendie). Bien évidemment, dès leur tournée achevée, ils référaient à l’inspecteur du corps toutes leurs interventions et remarques.

Son histoire dans le premier XIXe siècle fut des plus chaotiques puisque son organisation, qui satisfit rarement les autorités, fut régulièrement modifiée. Il est possible de retracer les grandes étapes de ces modifications. La première date de l’an VIII, époque à laquelle furent créées trois surveillances de nuit (au nord, au midi et à l’ouest), ‘«’ ‘ […] pour la sûreté des personnes et des propriétés, le maintien de l’ordre et de la tranquillité’ 662  ». Chacune d’entre elles était assurée par huit citoyens salariés, à raison de quatre par nuit. Il s’agissait d’un système hybride tenant à la fois de la milice de particuliers – ils payaient leurs armes s’ils souhaitaient en être pourvus – et du corps militaire – chaque surveillant ayant sous ses ordres deux soldats mis à disposition par le commandant de la place. Les supérieurs directs des surveillants étaient les commissaires de police et les autorités militaires.

Bien que les surveillants ne fussent pas casernés, l’organisation du corps fut rapidement calquée sur le modèle militaire : en 1806 le commandement hiérarchique des trois brigades était assuré par un sous-lieutenant, un lieutenant, un sergent major, deux sergents et six caporaux 663  ; l’année suivante, on comptait 83 hommes en tout 664 . Le modèle militaire ne fut pas adopté sans discussion, car il entrait en concurrence avec un autre modèle du maintien de l’ordre, civil celui-ci. Rondes de soldats ou rondes de citoyens ? Vers 1809, certains défendaient encore le modèle ancien des milices bourgeoises : ‘«’ ‘ […] le corps des surveillans [sic] ne devrait être qu’une simple réunion de citoyens principalement chargés du maintien de la tranquillité publique pendant les nuits’ 665  ». Malgré de telles protestations, le modèle militaire l’emporta définitivement, marquant durablement le système d’organisation du maintien de l’ordre à Lyon pour tout le XIXe siècle. Par ordonnance municipale du 29 janvier 1811, le corps passa de trois à quatre brigades (respectivement deux fois 28 et 27 hommes). Sous le 1er Empire, les surveillants touchaient environ 300 francs par an ; la ville leur fournissait une capote, un sabre et une bandoulière, un insigne distinctif et équipait leur brigade d’une lanterne sourde 666 .

Dans les années 1820, la compagnie des surveillants de nuit connut une évolution majeure 667 , signe d’une « professionnalisation » et d’une amélioration dans l’application de la théorie du quadrillage. Elle se composait désormais d’un inspecteur en chef, de trois inspecteurs en second, de trois brigadiers, douze appointés, 81 surveillants et vingt surnuméraires (il n’y avait plus de réquisitions de soldats). Opérant par roulement tous les trois jours, les surveillants n’étaient en fait qu’une trentaine à circuler dans les rues à partir de 22h par divisions de cinq hommes, en file indienne et dans le plus grand silence. Peu nombreux – mais munis d’un sabre –, ils avaient une assez large portion de territoire à parcourir ; souvent, les hommes prenaient seuls en charge certaines rues avant de se réunir sur un point précis. Le problème principal, on l’aura compris, reposait sur l’inadéquation entre un faible nombre d’hommes et un espace trop vaste. Pour remédier à cela, il fut tenté de rationaliser au maximum les parcours de chaque groupe de surveillants : ‘«’ ‘ [le chef de ronde] exigera de ses hommes une grande activité, leur indiquant les rues qu’ils doivent parcourir […] (autant que possible les mêmes hommes ne doivent pas passer dans les mêmes rues deux fois de suite à moins qu’ils n’aient entendu ou remarqué quelque chose à réprimer qui ne pouvait l’être de suite), leur fera connaître les passages, les coins et les recoins où les malfaiteurs peuvent se cacher, leur recommandera d’écouter attentivement aux coins des rues et sans faire de bruit’ 668  ». La mise en place d’un maillage policier toutes les nuits et sur l’ensemble du territoire urbain passait donc par deux points essentiels : la parfaite connaissance des lieux à surveiller et la rationalisation des parcours. Quelques années auparavant déjà, le règlement envisageait des stratégies spécifiques allant en ce sens. L’une d’elles obligeait les surveillants à faire de fréquents demi tours pour rejoindre la patrouille suivante et ‘«’ ‘ […] surprendre les malfaiteurs attachés souvent aux pas de la surveillance ’». Ces stratégies étaient des tentatives de réponse à une question obsédante : comment organiser la répartition des hommes sur le terrain afin que rien ne leur échappe ? Une telle organisation demandait de la rigueur et de la discipline, et ce fut certainement pour cette raison que le modèle militaire avait été préféré à tout autre.

Une étape supplémentaire fut franchie en 1833, alors que le service était considéré comme étant en lambeaux. La hiérarchie fut revue mais l’esprit militaire conservé 669  ; des citoyens assuraient toujours la surveillance, en plus de leur travail diurne. La nouveauté consistait à porter le nombre des patrouilles à six et celui des circonscriptions à cinq, dans l’optique claire d’affiner le maillage policier. Un point essentiel du précédent règlement fut repris pour former le socle de la surveillance : désormais les hommes de chacune des patrouilles parcouraient individuellement l’ensemble des rues de leur quartier et se retrouvaient toutes les heures pour prendre connaissance des consignes. Aux brigades parcourant la ville furent adjoints un personnel de bureau et des piquets notamment au Grand théâtre, au théâtre des Célestins et au palais de justice. En 1840 670 , ‘«’ ‘ Considérant que l’augmentation toujours croissante de la population, l’activité des relations commerciales et industrielles, l’extension donnée au rayon de la ligne d’octroi, ainsi qu’aux services de propreté, salubrité, approvisionnements, etc., réclament un développement plus large des moyens de police ’», l’autorité municipale choisit de faire de la surveillance de nuit un « service régulier et quotidien » dont les compétences s’étendaient à l’ensemble de la journée. Le corps se composait alors de 92 surveillants, 4 officiers, 6 sergents, 12 brigadiers et 6 appointés parcourant la cité de jour et de nuit. Une professionnalisation certaines fut alors mise en œuvre : chaque surveillant devait d’abord faire « ses classes » dans le service des surnuméraires, ne devait pas, au moment de son recrutement, être âgé de plus de 36 ans ni mesurer moins de 1, 733 mètres. Le système des punitions fut étoffé tandis qu’une revue quotidienne accentuait l’esprit de corps. L’organisation poursuivit ses efforts de rationalisation : ‘«’ ‘ La compagnie sera divisée, pour le service journalier, en trois sections chacune de quarante hommes ; chaque section sera alternativement de service pendant vingt-quatre heures, de sorte qu’il y en aura toujours une en activité et les deux autres en repos ’». Les hommes parcouraient seuls les rues du territoire placé sous la surveillance de leur patrouille et avaient pour devoir de rendre compte par écrit de tout ce qui leur était advenu durant leur service. Désormais, existait à Lyon un corps relativement homogène, aux compétences étendues 671 , quadrillant la ville, travaillant de concert avec la police et prêt à intervenir à tout moment sur ordre des autorités. Sa mutation du corps en garde municipale, quelque temps après ce dernier remaniement, l’étoffa certainement encore un peu plus 672 .

L’ensemble de ces modifications ne s’explique que par le climat d’expérimentation qui agitait des autorités à la recherche d’une application parfaite de leur théorie du quadrillage. Le corps, bien qu’ayant changé deux fois de nom, connut la plus belle longévité du XIXe siècle – la garde municipale n’étant définitivement dissoute qu’en septembre 1851. Pour autant, à l’aube du Second Empire, la perfection n’était pas atteinte. Certes, tous les points de la ville étaient surveillés par tous à un moment donné, mais il suffisait d’un incident et que le chef de patrouille appelât ses hommes à la rescousse à l’aide de sa crécelle, pour que la surveillance ne fût plus exercée que sur un point et délaissée ailleurs…

Notes
659.

Pour écrire l’histoire des surveillants de nuit, on se reportera aux cotes suivantes : AML, I1 142 à 153 et 1160 WP 11.

660.

Nous en voulons pour preuve cette part essentielle du travail des surveillants consistant à annoncer à voix haute les heures de la nuit.

661.

AML, 500318, Procès-verbaux des séances du conseil municipal de Lyon, t. 1 : an IX-an XIV,« Séance du 13 ventôse an 10 », Lyon, Imprimerie nouvelle lyonnaise, 1913, p. 186.

662.

AML, 1160 WP 11, Règlement concernant la surveillance de nuit de la division de l’Ouest, 4 germinal an VIII.

663.

AML, I1 2A, Etat du corps des surveillants de nuit dressé par l’adjoint au maire de Lyon, 31/12/1806. Qu’on ne se méprenne pas : ce n’étaient pas des militaires qui assuraient le service pour autant. Toutefois certains règlements précisent que les anciens officiers devaient être recrutés en priorité.

664.

Décret impérial, 07/03/1808. Texte repris dans Charles PIONIN, Code de police municipale de la ville de Lyon ou recueil des arrêtés, règlements, ordonnances, traités et autres documents concernant la police municipale de cette ville, Précédé de considérations législatives sur les règlements de police en général et sur les tribunaux qui doivent en connaître, Lyon, Dumoulin, Ronet et Sibuet, 1840, p. 755.

665.

AML, 1160 WP 11, Délibération du Conseil Municipal de Lyon, sd [ca 1809].

666.

AML, 1160 WP 7, Décret impérial, 07/03/1808.

667.

AML, 1160 WP 11, Règlement pour la compagnie des surveillants de nuit, sd [ca 1826].

668.

Id., Modifications proposées à apporter dans les services de ronde de nuit dans la partie de la ville où le service n’est pas fait isolément, Rapport anonyme, sd [années 1830 ?].

669.

Un inspecteur, un sous-inspecteur, deux sergents et douze brigadiers ordinaires, six surveillants appointés, 66 surveillants ordinaires, 18 surnuméraires. Id., Ordonnance municipale portant une nouvelle organisation du corps des surveillants, 01/03/1833.

670.

Arrêté de police municipale, 25/01/1840. Texte repris dans Charles PIONIN, Code…, op. cit., pp. 749-754.

671.

Cf. annexe n°16.

672.

Charles PIONIN, Code…, op. cit., p. vii.