Une application littérale du quadrillage : le corps des sergents de ville

La nouveauté initiée par le Second Empire fut indubitablement la création d’un corps de sergents de ville qui permit un contrôle en continu de la population lyonnaise. L’idée essentielle, que n’avaient pas eue les autorités jusqu’alors ou qu’elles n’avaient pu mener à bien faute d’accord entre elles ou de financement, fut de multiplier les agents sur le terrain. Il s’agissait donc de quadriller effectivement la ville par des hommes en uniforme. Si on pense à raison qu’une surveillance totale serait impossible puisqu’elle consisterait à avoir un policier par habitant, on peut estimer que la mise en place des sergents de ville s’approchait le plus de ce contrôle absolu. Comment ? Par l’intermédiaire de la technique de l’îlotage qui consistait à segmenter l’espace urbain de sorte que chaque sergent de ville en faction eut une portion réduite de terrain à couvrir et put finalement tout voir ; tout voir signifiant pouvoir agir à n’importe quel instant dès lors qu’une infraction était commise dans le cadre d’un espace personnalisé et familier. Le pouvoir n’en avait pas pour autant abandonné son système d’entretien d’un bouillon de culture criminogène. Le centre était toujours mieux contrôlé que ses périphéries où la segmentation y était moins fine.

L’origine des sergents de ville est triple. Mettre plusieurs individus dans la rue pour surveiller l’espace urbain n’était pas une nouveauté ; nous avons assez insisté sur les surveillants de nuit. Notons que la Deuxième République avait été la première à employer à Lyon le terme de sergent de ville synonyme alors d’inspecteur de police 694 , et qu’il avait été question dès la Restauration de créer un corps professionnel de 30 agents destiné à une surveillance de la ville de jour comme de nuit 695 . Le corps des sergents de ville s’inspirait de ces précédents. La seconde origine était liée à l’armée, ce qui une fois encore n’était pas nouveau puisque le maintien de l’ordre, rappelons-le, était assuré, en cas de danger, par l’armée. Pour former le corps des sergents de ville le pouvoir recruta en priorité des anciens militaires, sous-officiers de préférence, et son organisation fut toute militaire. Le projet initial 696 prévoyait un corps composé de 300 hommes regroupés en trois compagnies elles-mêmes subdivisées en brigades (couvrant un ou deux commissariats), sous-brigades et demi-brigades. Le commandement se calquait sur la hiérarchie de l’armée : officiers, brigadiers et sous-brigadiers. La rigidité militaire souhaitée par les autorités s’accommodait d’une certaine souplesse indispensable à l’application de la théorie du quadrillage nécessitant des micro ajustements 697  : ‘«’ ‘ La force des brigades devra varier selon les nécessités de la surveillance, l’étendue des circonscriptions, le genre d’intérêts à protéger ’». Tel le soldat lambda, le sergent de ville devait suivre des exercices militaires et gymniques, porter l’uniforme et l’épée, être caserné (exclu de la vie sociale comme de la ville 698 ) et ‘«’ ‘ […] astreint[…] à une discipline militaire ’». Celle-ci impliquait ordres du jour, maniements des armes, cours de théorie, récompenses et punitions. Elle faisait partie de la bonne application du quadrillage dans le sens où, selon les termes foucaldiens, elle permettait de dresser les corps des agents en les réduisant à des outils du maintien de l’ordre. Respecter l’uniforme et sa propreté, ne pas avoir les mains dans les poches, être sans cesse debout, ne pas fumer, être poli, ne pas entrer dans un lieu public même pour se reposer, boire ou manger, etc., obligeaient les sergents de ville à marquer l’espace urbain d’une présence forte, frappante et uniforme. Cela les obligeait également à être toujours attentifs et prêts à intervenir.

Enfin, la troisième et dernière origine est à rechercher non du côté du système parisien mais de celui de Londres. L’organisation du corps des policemen londoniens, basée sur l’occupation des espaces urbains, fut la principale source d’inspiration des autorités françaises et européennes à partir des années 1830 699 . D’ailleurs, à cette date, si retard lyonnais il y eut, il était moins par rapport à Paris que par rapport à Londres où pas moins de 3 200 hommes de la Metropolitan Police circulaient dans les rues dès 1830 700 . Et si ce modèle londonien portait sur l’organisation d’un corps imité par les sergents de ville, il était peut-être avant tout cet exemple de centralisation administrative que les élites françaises recherchaient depuis longtemps et dont se servit Louis Napoléon Bonaparte.

Le supérieur immédiat des sergents de ville était le secrétaire général pour la police. Sur décision de ce dernier, les commissaires de police et les inspecteurs pouvaient se voir attribuer des sergents de ville pour les seconder ; ils n’avaient sur eux qu’un droit – limité – de surveillance. Désormais, dans le maillage policier du territoire, ils formaient le socle de la surveillance en étant les yeux du pouvoir. Ils devinrent des compléments efficaces au travail des commissaires. Passons sur la vingtaine d’hommes en poste fixe à la préfecture pour comprendre ce qu’était leur travail – même s’il est important de noter la présence de plantons devant la plupart des édifices publics. A suivre le règlement, le service ‘«’ ‘ […] comportera la surveillance de la voie publique, l’exécution des règlemens concernant la grande voirie, le maintien de l’ordre et de la liberté de circulation ; il réprimera les contraventions, mettra fin aux querelles, aux collisions et aux rixes ; il obtempérera aux réquisitions des habitants dans un but d’utilité publique, protégera les citoyens contre toute attaque, mettra en état d’arrestation tout coupable de crimes ou délits ; enfin assurera sur tous les points la sûreté générale et fera naître la confiance par la présence incessante des agens de l’autorité [sic] ’». Les activités policières ne variaient guère, cependant une double nouveauté s’imposa : d’une part, 300 « militaires » étaient amenés à faire un travail jusque là assuré par une vingtaine de commissaires et agents de police ; d’autre part, cet imposant effectif était en permanence présent dans les rues de la ville. Si, dans un premier temps, les « brigades de quartiers » devaient parcourir un territoire prédéfini, l’arpentant en tous sens à longueur de journée, il fut rapidement décidé d’appliquer la technique de l’îlotage beaucoup plus sûre. En effet, une brigade aurait eu beau évoluer dans tout son quartier sans en oublier une seule ruelle, il y aurait eu des délits qu’elle n’aurait pu voir. L’îlotage permettait théoriquement de voir tout et partout, là résidait sa force. Ce n’était plus alors tout un corps qui se déplaçait dans la ville mais des agents qui avaient une portion de territoire, toujours la même, à surveiller (la ville était divisée en 40 îlots). Techniquement, ce type de quadrillage s’opérait selon un roulement en trois temps : le matin (de 5 à 8h), la journée (de 8 à 23h), la nuit (entre 23 et 5h).

La mise en place de l’îlotage et d’une police effectuant un contrôle en continu peut se lire au travers des voyages officiels des années 1850-1860. Lors de la venue du prince président en 1850 701 , certains commissaires de police se partagèrent chacun une portion réduite du trajet du cortège (parfois une rue), d’autres furent envoyés à la préfecture et se chargèrent du service des voitures (aidés par trois inspecteurs). Dès que le président sortait de leur champ de surveillance, ils se portaient ailleurs, à un autre poste, afin que jamais leur contrôle ne s’arrêtât. Ils avaient chacun à leur disposition un piquet de 50 hommes et 4 gardes municipaux pour pouvoir assurer des espaces libres suffisamment larges permettant le passage du cortège présidentiel. En certains endroits, notamment à l’hôtel de ville, le soir du bal, pas moins de 200 hommes d’infanterie, 100 cavaliers « et le plus grand nombre possible de gendarmes » furent réquisitionnés pour maintenir la tranquillité publique. Dans le même ordre d’idée, la visite éclair de l’empereur du 30 au 31 octobre 1864 mobilisa 260 sergents de ville et 77 agents. Cette fuite en avant de la protection policière trouva son point d’achèvement en 1869, lors du dernier voyage impérial. Certes, l’impératrice refusa d’avoir une haie continue de soldats le long de son cortège mais, à regarder l’ordonnancement des forces de l’ordre, on se rend compte qu’il fut entièrement quadrillé. La mise en œuvre fut plus imposante encore qu’en 1850 car elle bénéficia de l’expérience de l’îlotage. A chaque rue furent disposés de un à seize sergents de ville, dirigés de loin en loin par un officier. La surveillance ne devant souffrir d’aucune faiblesse, des hommes furent postés à chaque coin des rues jugées stratégiques. A intervalles réguliers, des postes de troupes de cinq à cinquante hommes se tenaient sur le qui-vive dans les espaces les plus larges (gare, places, quais). Enfin, des réserves de troupes de cent hommes chacune étaient prêtes à intervenir au besoin 702 .

Notes
694.

AML, 1160 WP 7, Arrêté du Directeur spécial de la police politique, 15/09/1848.

695.

Id., Lettre du préfet du Rhône au maire de Lyon, 17/04/1824.

696.

ADR, 4 M 3, Règlement du ministère de l’Intérieur portant organisation du service de police de l’agglomération lyonnaise (exécution de la loi du 19/06/1851). Sauf indication contraire, les lignes suivantes sont issues de ce document.

697.

Sur la question essentielle de la flexibilité policière autorisant des ajustements, on pourrait citer l’organisation du service des sergents de ville dans les gares du 24/03/1863. De 4 h 30 du matin au dernier train, étaient postés deux sergents de ville à Perrache, un à Vaise et un aux Brotteaux. Le quadrillage et donc la police s’adaptaient aux évolutions urbaines, en se recentrant sur les nouveaux points névralgiques de la ville dont les gares faisaient partie.

698.

Florent PRIEUR, La violence…, op. cit., f° X.

699.

ADR, 4 M 17, Rapport du secrétaire général pour la police au préfet du Rhône, sd [1852 ?]. Cf. Clive EMSLEY, Policing…, op. cit.

700.

Même s’il ne faut pas exagérer un modèle qui n’était alors pas encore applicable à tout le Royaume-Uni. Id., pp. 59 et 75.

701.

AML, I 1 164 bis, Séjour du président de la République à Lyon pendant les journées des 15 et 16 août 1850, Lyon, Imprimerie J. Nigon, 1850, 62 p ; Récit historique et circonstancié de tout ce qui s’est passé à Lyon pendant le séjour du prince Louis Napoléon Bonaparte président de la République, les 15, 16 et 17 août 1850, Lyon, Imprimerie Chanoine, 1850, 59 p.

702.

Soit, pour la journée du 24 août 1869, 14 officiers, 166 sergents de ville, 282 militaires en poste, 700 militaires en réserve.