La continuité républicaine

Malgré les incessants remaniements de la police dans les années 1870-1880 703 , l’esprit des périodes précédentes fut maintenu. L’époque impériale avait posé un jalon en instituant un corps des sergents de ville que la République conserva, à quelques aménagements près et sous un autre nom. Peut-être que ce qui marqua en profondeur la période républicaine fut la professionnalisation de la police ; on notera la volonté affichée de recruter les commissaires sur concours (arrêté du ministre de l’Intérieur du 18 mai 1879) afin de créer un corps jeune – les candidats putatifs étant âgés de 23 à 35 ans – et diplômés – les bacheliers es lettres et es sciences étant dispensés d’examen 704 . Après la création du journal des commissaires de police en 1855 (l’abonnement était obligatoire) et l’institution des cartes de police pour les agents et secrétaires en 1864 705 , l’obligation du recrutement sur concours était un nouveau pas en avant vers la professionnalisation. La réorganisation de 1871 706 conserva les « intermédiaires » : un commissaire central s’occupait particulièrement de la sûreté publique et contrôlait l’ensemble de la police, un autre était aux délégations judiciaires et un dernier chargé des fonctions du ministère public près le tribunal de simple police. Ces deux derniers fonctionnaires – qui devinrent commissaires spéciaux dès 1874 et se répartirent le service politique et le service de sûreté 707 – et les commissaires de quartier étaient sous les ordres du commissaire central 708 auquel ils devaient remettre des rapports quotidiens en sus de ceux adressés au préfet. La gestion de l’héritage le plus ancien était incontestable. Cet héritage ne se cachait pas : l’organisation de 1874 précisait que le secrétaire général avait été institué par la loi du 19 juin 1851. Le legs de l’Empire était tout entier compris dans le corps des gardes urbains – vite devenus gardiens de la paix. 300 puis 600 hommes furent répartis en trois compagnies commandées par un capitaine et subdivisées en brigades (un corps de gardes à cheval fut créé en complément en 1884). Les gardes urbains devaient parcourir les quartiers de la ville jour et nuit 709  ; quelques uns étaient attachés à la préfecture mais tous devaient se tenir prêts en cas de problème majeur (inondation, incendie…). Le modèle militaire servit de base à la formation du corps. Faut-il souligner tout ce que cette organisation devait au modèle impérial ? Du reste, l’article de l’organisation de 1874 réglant les devoirs et attributions des gardiens, resta inchangé par la suite, reprenant quasiment mot pour mot celui de l’Empire.

L’originalité de la République fut de multiplier puis de réduire les effectifs des agents de police. Plus de 100, ils étaient toujours nombreux à être attachés aux commissaires de quartier (35 en 1880), mais beaucoup se spécialisèrent. Leur spécialisation couvrait trois domaines – qui ne surprendront personne car correspondant aux trois domaines clés de la surveillance depuis des décennies : la sûreté, les mœurs et les garnis. Puis, une fois installée, la République trancha avec les habitudes précédentes en supprimant, durant les années 1880, la plupart des spécialisations pour finalement ne faire fonctionner la police qu’avec un nombre réduit de personnes. Le commandement étant assuré par le préfet et le secrétaire général pour la police, les commissaires de quartier, les agents et gardiens s’occupant de tout, seuls les commissaires spéciaux représentaient finalement une réelle division du travail. Les inspecteurs de police devinrent de moins en moins nombreux, passant de sept à deux entre 1874 et 1884. Ce qui signifie qu’en une douzaine d’années furent supprimés les postes d’inspecteurs des mœurs et des théâtres, le service des voitures et celui de la sécurité publique. Les commissaires ne furent pas non plus épargnés. Si en 1870, leur nombre fut porté de façon transitoire à huit, il s’éleva rapidement à douze en 1871 puis quinze en 1874, avant de retomber à quatorze en 1882 et treize en 1884. Surtout, les commissariats des agglomérations connurent une augmentation sensible de leur territoire. Un fonctionnaire surveillait les communes d’Oullins, Sainte Foy, Saint Genis Laval, Irigny et Chaponost et un autre celles de Villeurbanne, Vaux, Bron et Vénissieux.

On peut donc se demander si avec la République, la théorie du quadrillage n’aurait pas commencé à être discutée sur certains de ses aspects. Un point particulier semble plus que les autres avoir compté, celui du faubourg comme « hétérotopie ». En quelques années, La Guillotière avait changé. D’une part, le faubourg était devenu d’une importance capitale, d’autre part il s’était de mieux en mieux intégré au Lyon ancien et s’était normalisé – notamment dans sa partie nord allant de la place du Pont au parc de la Tête d’Or. Enfin, l’implantation policière était importante rive gauche ; la plupart des casernes s’y trouvaient. Autant de facteurs qui en firent un territoire de plus en plus difficile à gérer en tant qu’» hétérotopie ». C’est peut-être ce qui expliquerait la création de patrouilles devant parcourir les abords de la ville. D’après la carte 710 figurant les rues, quais et places où les patrouilles étaient, pour les autorités, particulièrement nécessaires, toutes les marges de la ville se retrouvaient quadrillées. L’accent n’était mis que sur les axes principaux tels que les quais et les montées fréquentées de la rive droite de la Saône (notamment les chemins menant au cimetière de Loyasse – pour limiter les expressions politiques lors des enterrements ?). Perrache était définitivement un quartier présumé dangereux (prison, exécutions capitales) : il était entièrement surveillé. Remarquons également l’encerclement de la rive gauche, depuis l’actuelle avenue Berthelot jusqu’au parc de la Tête d’Or, en passant par les quais et les boulevards extérieurs. Dans cet espace ainsi circonscrit, les patrouilles suivaient les grands axes (cours Lafayette, cours de Brosses, rue Moncey, rue Sainte Elisabeth), profitant à merveille de ces rues droites et interminables, et se croisaient en des points stratégiques (place du Pont notamment). Le centre, cadenassé de longue date, n’était déjà plus concerné. Davantage que l’abandon de la théorie du maillage, n’est-ce pas plutôt son élargissement qui fut à l’œuvre ? Une étude plus approfondie de la période républicaine pourrait nous dire si les « hétérotopies » furent abandonnées ou si, plus vraisemblablement, elles se déplacèrent en d’autres lieux (les Charpennes par exemple) et sous d’autres formes (les quartiers surveillés n’ayant pas la même superficie et n’étant pas parcourus par le même nombre d’hommes).

Carte n° 5 : Espaces de la ville nécessitant une surveillance particulière en 1871
Carte n° 5 : Espaces de la ville nécessitant une surveillance particulière en 1871 (d’après ADR, 4 M 196, « Etat des rues, quais et places où les patrouilles sont particulièrement nécessaires »)

Dans le même temps, de nouvelles techniques firent leur apparition – telle que la police scientifique – et révolutionnèrent certainement la pensée du quadrillage.

En guise de conclusion, nous pouvons noter combien chaque changement de régime offrait de façon symptomatique aux autorités l’occasion de réfléchir à l’administration de la police et d’apporter de nouvelles modifications au quadrillage 711 . A chaque fois, la même et lancinante question revenait : comment assurer l’unité de l’action policière ? Faut-il concentrer tous les pouvoirs dans les mains d’un seul homme ou distribuer les compétences ? Après l’omnipotence préfectorale caractéristique du Second Empire, la République revint, peu à peu, à un système partagé donc municipalisé… sauf à Lyon où la spécificité policière fut conservée avant d’influencer à nouveau l’ensemble du pays.

Mais jusqu’aux années 1880, la continuité fut la règle. Une certaine façon de concevoir la police était partagée par tous et, à partir de ce modèle commun, chacun broda son propre canevas. Ainsi, le Second Empire ne marqua pas une rupture si importante – la police politique restait primordiale et les autres lui étaient subordonnées ; et si le fond changea peu, la forme voulut être considérablement améliorée (multiplication des effectifs, îlotage, militarisation). Question de moyens certainement : le coût du quadrillage, que nous n’avons pas détaillé, fut l’écueil contre lequel vinrent se briser nombre de tentatives de la première moitié du XIXe siècle. Percer une rue, éloigner certaines activités, payer des agents de police, etc. : la lutte contre les pathologies urbaines coûtait cher. La décision impériale de supprimer la mairie et de centraliser les pouvoirs dans les mains du seul préfet soulagea les finances locales : en groupant les compétences, on groupait aussi les dépenses.

Derrière les améliorations de son organisation, la police existait grâce aux hommes qui la constituaient ; ils en étaient la base essentielle. L’approche très générale retenue jusqu’ici nous a empêché de savoir qui ils étaient ; seule une approche prosopographique est désormais à même de nous renseigner à leur sujet.

Notes
703.

Retenons principalement ceux de 1871, 1874, 1882, 1884 et 1886. Pour en consulter les textes, cf. AML, 401075, Recueils des arrêtés de police, vols. 5 et 7.

704.

ADR, 3 Up 65, Circulaire du ministre de la Justice aux procureurs généraux, 21/06/1879.

705.

AML, I1 1, Lettre du préfet du Rhône aux commissaires de police, 17/03/1864. Mettant les fonctionnaires au courant de la législation, les tenant informés des dernières directives, des façons de remplir au mieux leurs fonctions, le journal était réellement vecteur de professionnalisation ; dans le même temps, contrôlé entièrement par le gouvernement, il accentuait la tutelle politique du régime sur ses hommes.

706.

ADR, 4 M 3, Arrêté du ministre de l’Intérieur, 19/12/1871. Voir l’organigramme, annexe n°19.

707.

En 1882, le commissaire spécial chargé de la sûreté n’était plus aux délégations judiciaires ; un commissaire de quartier en était désormais responsable. Enfin, dès 1874, les fonctions du ministère public (simple police) furent remplies à temps plein par un commissaire qui en était spécialement chargé. Les commissaires spéciaux n’étaient pas les supérieurs des commissaires de quartier.

708.

Dès 1873, le commissaire central fut remplacé par un secrétaire général de la préfecture pour la police.

709.

Agents du dehors, ils avaient une interdiction formelle de pénétrer dans un domicile privé.

710.

Pour en faciliter la lecture, nous avons laissé, en grisé, le plan actuel de la ville de Lyon.

711.

A titre d’exemple, voir ADR, 4 M 3, Projet de réorganisation de la police judiciaire du Procureur général adressé au préfet du Rhône, 02/11/1870.