Les carrières lyonnaises

Combien de temps les commissaires restaient-ils à Lyon, tous postes confondus ?

Tableau n° 8 – Durée des carrières lyonnaises des commissaires de police (157 cas) – 1800-1870
Durée des carrières à Lyon
0-5 ans 61%
5-10 ans 17,75%
10-15 ans 17%
+ 15 ans 4,25%

61% des carrières duraient moins de six ans, 54% moins de cinq ans et 8% moins de douze mois 728 . Inversement, près de quatre commissaires sur dix connurent un véritable enracinement à Lyon – même si une carrière de plus de quinze ans restait exceptionnelle. Ces résultats ne s’expliquaient pas par l’âge puisque ce n’étaient ni les plus jeunes ni les plus vieux qui restaient en poste peu de temps ou, au contraire, très longtemps. On peut alors se demander s’il n’y avait pas eu des différences selon les époques.

Tableau n° 9 – Durée des carrières à Lyon des commissaires de police par régime politique (155 cas) – 1800-1870
  0-5 ans 5-10 ans + 10 ans
Premier Empire 5 2 5
Premier Empire / Restauration 4 2 6
Premier Empire / Monarchie de Juillet - 1 1
Restauration 17 5 2
Restauration / Monarchie de Juillet 5 2 2
Monarchie de Juillet 21 5 7
Monarchie de Juillet / II° République 6 1 2
Monarchie de Juillet / Second Empire - - 2
II° République 17 1 -
II° République / Second Empire 6 - -
Second Empire 14 6 8

Les carrières lyonnaises les plus courtes (de moins de six ans) furent plus nombreuses sous la Monarchie de Juillet et la Deuxième République – cette dernière victime de sa courte durée fut marquée par une épuration à son avènement et à sa disparition. La Restauration fut une période mouvementée, de même que le Second Empire – loin de l’image de professionnalisme qui lui est souvent accolée. Des carrières à durée moyenne se déroulèrent exceptionnellement sous plusieurs régimes mais quand ce cas de figure se présentait, le nouveau pouvoir gardait peu de temps les anciens fonctionnaires. La Restauration, la Monarchie de Juillet et le Second Empire fournirent un maximum de carrières comprises entre six et dix ans. Pour les carrières les plus longues, il n’y eut pas vraiment de coupures temporelles. Fort logiquement les deux empires et la Monarchie de Juillet bénéficièrent de leur longévité ; la période de la Restauration fut alors l’exception. L’évolution générale ne tendit pas vers une longévité de plus en plus accrue, vers un enracinement profond des commissaires, ce qui eût pu être un signe de professionnalisation. Au contraire, le siècle fut marqué par une certaine homogénéité. Tous les régimes suscitèrent d’abord des carrières brèves.

L’analyse des carrières lyonnaises telle que nous l’avons esquissée jusqu’ici ne prend pas en compte le nombre de postes qu’un même commissaire de police avait pu tenir à Lyon ou dans ses faubourgs. C’est donc la durée moyenne de résidence dans un commissariat qu’il nous faut désormais envisager afin de mesurer l’enracinement du fonctionnaire dans son quartier.

Tableau n° 10 : Nombre de postes à Lyon par commissaire de police (174 cas) – 1800-1870
Nombres de postes
1 52,5%
2 26,5%
3 11%
4 8,5%
5 0,5%
6 0,5%
8 0,5%

Ce tableau confirme ce qui précède : les carrières étaient brèves et plus d’un commissaire sur deux n’eut qu’un seul poste à Lyon. Si à cela on ajoute le quart qui connut deux postes, nous obtenons déjà 80% des commissaires. Il ne faut cependant pas négliger ceux qui eurent trois ou quatre postes (19,5%) ; les carrières à cinq, six et huit postes ne concernèrent à chaque fois qu’un individu.

Tableau n° 11 – Durée en poste des commissaires de police par commissariat (295 cas) – 1800-1870
Durée en poste par commissariat
- 1 an 13%
1 an 30,75%
2 ans 17,25%
3 ans 13%
4 ans 4,5%
5 ans 21,5%

En moyenne, les commissaires restaient environ trois ans dans leur quartier ; bien entendu, il ne s’agit que d’une moyenne grossière et « gonflée » par la minorité en poste au même endroit pendant de longues années. 61% des commissaires eurent une moyenne par poste inférieure à trois ans, et 43,75% inférieure ou égale à un an. Un cinquième des postes eurent une durée de cinq ans et plus, mais ce résultat masque d’importantes disparités ; au-delà de neuf ans, le nombre de postes recensés est négligeable.

A partir de ces données, on se propose d’interroger à nouveau les durées des carrières, notamment les plus longues. S’il est facile d’imaginer que ceux qui connurent une carrière lyonnaise très courte, un an ou moins, n’eurent guère le loisir de connaître plus d’un commissariat (et jamais plus de deux), est-ce que les carrières de moyennes et longues durées se déroulèrent dans un seul ou plusieurs quartiers ? Pour celles qui furent supérieures ou égales à dix ans, on dénombrait au total 102 postes concernés. Seuls treize d’entre eux furent occupés par le même commissaire pendant dix ans ou plus. 54 connurent un occupant unique sur une durée de trois ans et moins… Voilà qui relativise l’enracinement dans un quartier des longues carrières. Il est certain que les commissaires, à Lyon pour six à dix ans, restèrent très rarement plus de trois années dans un même arrondissement de police. On comprend donc que rester longtemps dans un quartier fut certes une réalité mais extrêmement marginale. En revanche, ce réajustement a permis la revalorisation des durées moyennes (six-dix ans). Ne concluons pas pour autant à un allongement de la durée en poste selon les régimes. En effet, un poste occupé pendant plus de six ans par un commissaire avait pu l’être à n’importe quelle période du siècle. Si nous avons montré précédemment que les commissaires étaient des hommes du régime, nous avons, au terme de cette enquête, la confirmation qu’ils ne l’étaient, sauf incident majeur, que dans une localité. Les révocations n’étaient pas… irrévocables et le pouvoir fonctionnait bien par mutation. Les commissaires changèrent souvent de résidence, mais parmi ceux en poste à Lyon sous le Second Empire beaucoup avaient débuté leur carrière sous Louis-Philippe. La Monarchie de Juillet fut certainement le premier régime à faire autant débuter des carrières qui se prolongèrent au-delà du règne de la maison d’Orléans. C’était moins le cas auparavant : la couleur politique était trop menaçante.

Pour terminer, on peut se demander s’il existe une typologie qui serait fonction des quartiers ; certains arrondissements de police étaient-ils plus que d’autres des lieux de passage ?

Tableau n° 12 : Durée moyenne des postes de commissaire selon les quartiers de police – 1800-1870

Quartiers
Années d’activité retenues Durée moyenne
des postes

Quartiers
Années
d’activité
retenues
Durée moyenne
des postes
Brotteaux 11 11 Saint Pothin 5 2,5
Hôtel de Ville 67 4,78 Vaise 57 2,47
Hôtel Dieu 55 4,58 Pierre Scize 65 2,4
Saint Louis 17 4,25 Part Dieu 14 2,33
Jardin des Plantes 71 4,17 Célestins 36 2,25
Palais des Arts 64 4 Perrache / Ainay 38 2,23
Halle aux Blés 70 3,85 Croix Rousse 67 2,23
Port du Temple 10 3,33 Guillotière 2° arrdt. 24 2,18
Collège 13 3,25 Ancienne Ville / St Just 42 2
Guillotière, arrdt unique 24 3 Guillotière 1° arrdt. 26 1,73
Bellecour / Louis le Grand 54 2,84 Guillotière 3° arrdt. 5 1,66
Métropole 70 2,8 Préfecture 5 1,66
Chartreux 21 2,625  

Les résultats que présente ce tableau confirment ce que nous avons pu précédemment écrire quant aux stratégies spatiales du pouvoir. Le centre ville – soit la Presqu’île de Bellecour aux Terreaux –, lieu en priorité surveillé par le pouvoir, comprenait les quartiers où les durées en poste étaient les plus longues. Le pouvoir prouvait aussi par ce biais sa volonté d’asseoir son autorité sur des espaces « vitrines » de la ville. Des exceptions existaient, mais en apparence seulement : Perrache/Ainay/Chartreux étaient des quartiers qui n’appartenaient pas à proprement parler au centre – d’où la tolérance d’un turnover. De la même manière, nous savons désormais que le quartier de la place Bellecour avait fréquemment coïncidé avec le sud de la Presqu’île, ce qui explique une durée en poste inférieure à trois ans. La seule véritable surprise est la moyenne de 2,25 ans du quartier des Célestins, pourtant lieu jugé dangereux ; par conséquent nous pensons qu’il devait faire l’objet d’une surveillance active. Quelles explications ? Enchaînement de fatalités ? Quartier trop dur pour lequel il aurait été difficile de trouver le bon candidat ? Existence de « micro-hétérotopie » ?

La rive droite de la Saône ne connut pas un trop fort turnover. Malgré tout, le commissariat de Fourvière changeait souvent de locataire – tous les deux ans en moyenne. Le travail étant fort limité dans ce quartier, le turnover ne prêtait donc pas trop à conséquence. Quant aux faubourgs, bénéficiant du statut d’» hétérotopies », ils connaissaient une surveillance moins importante que le centre ville 729 . Les rotations de commissaires posaient là encore peu de problèmes et suivaient les logiques de carrière (prestige du centre, salaires plus élevés). On ne peut toutefois passer sous silence de fortes disparités, les faubourgs livrant la moyenne la plus haute (11 ans en poste) et la plus basse (1,66). Soyons prudents dans nos conclusions puisque les arrondissements de police de la rive gauche sont observés sur des périodes brèves. Cette précaution affichée, que peut-on remarquer ? Jusqu’en 1825, le poste unique de la Guillotière était occupé environ trois ans par le même fonctionnaire, ce qui était relativement long par rapport à l’ensemble mais finalement logique au vu de l’importance du commissariat. Et il valait alors mieux que les commissaires ne se succèdent pas à trop vive allure si le pouvoir souhaitait contrôler une si vaste « hétérotopie ». Suite à son morcellement à partir de 1825, le turnover augmenta et la durée moyenne en poste diminua. C’était l’époque du fonctionnement à plein de l’idée d’» hétérotopie » basée sur une surveillance sans enracinement en profondeur. Les durées remontèrent un peu sous le Second Empire venant confirmer notre hypothèse de déplacement des « hétérotopies » consécutivement à l’intégration de la rive gauche au sein de la ville. Se produisit alors un enracinement des commissaires des quartiers de Saint Louis (cœur populaire historique de l’ancien faubourg) et des Brotteaux (lieu de plaisir remplissant le rôle de dernier rempart autrefois dévolu au quartier de l’Hôtel Dieu).

L’enracinement des commissaires resta faible, parce qu’ils n’étaient pas lyonnais, ne firent que passer à Lyon – ou tout au moins ne s’y attardèrent pas plus de cinq ans – et restèrent peu de temps dans un même quartier. Si certains purent s’intégrer à la ville, leur intégration spécifique à un ou plusieurs quartiers fut problématique, alors même que cette unité spatiale constituait la base de l’exercice de leur profession.

Les mêmes politiques de carrière furent suivies par tous les régimes avec pour règle de base les mobilités inter et intra urbaines. Le commissaire comptait moins que le commissariat dont les hiérarchies étaient fonction de leur place au sein du quadrillage de l’espace lyonnais – ce qui est vraisemblablement le signe d’une professionnalisation certaine. Il n’y eut pas d’évolutions sur ce point durant le siècle, contrairement à ce qui put se passer pour les agents de police qui pouvaient jusqu’en 1851 passer indifféremment d’un commissariat à l’autre. En 1830, un arrêté de police municipal octroya un agent permanent à chaque commissaire de quartier ; huit autres agents placés sous la direction du commissaire central étaient ventilés dans différents services mais ne devaient pas rester plus d’un mois attaché au même commissaire. Le Second Empire aurait marqué une plus grande stabilité quant à la carrière des agents en en faisant les hommes d’un commissariat 730 .

Quoi qu’ils fissent, les fonctionnaires de police étaient tributaires de leurs supérieurs. Ceux-ci les considéraient-ils comme des hommes au service de l’Etat ou au service du pouvoir en place ?

Notes
728.

Dans le Paris du siècle précédent, les équipes de commissaires restaient en moyenne cinq ans en activité et, individuellement, les commissaires qui connaissaient des carrières longues dans un même quartier étaient bien plus nombreux qu’au XIXe siècle. Cf. Vincent MILLIOT, « Saisir… », art. cit., pp. 64 sq.

729.

Vincent Milliot avait noté, pour le Paris du XVIIIe siècle, une forte rotation des commissaires dans les quartiers sensibles. Cf. « Saisir… », art. cit., p. 64-65.

730.

Florent PRIEUR, Le maintien…, op. cit., f° 71-72. Pour être totalement complet, avouons que nous ne possédons – quasiment aucun renseignement sur ce que devinrent les commissaires après leur passage à Lyon. Quelques-uns moururent en poste, les vieux valétudinaires furent poussés à la retraite, la plupart reprirent leurs pérégrinations.