Une «  opinion comme on la veut 740  » ou l’attachement obligé des commissaires au pouvoir

Le degré d’attachement au gouvernement fut pendant tout le XIXe siècle un critère prépondérant. Cet attachement contenait un mélange étrange fait de fidélité politique et de fidélité affective. Un lien très fort unissait les fonctionnaires à leurs supérieurs puisqu’ils étaient assermentés : ils devaient, pour exercer effectivement leurs fonctions, se plier à la cérémonie de la prestation de serment. Celle-ci était retranscrite dans les délibérations du conseil municipal en tant que procès-verbal d’installation. Ainsi, à La Croix Rousse en 1844, ‘«’ ‘ M Brun a aussitôt debout la tête découverte et la main droite levée prononcé le serment prescrit par la loi du 31 août 1830 : je jure fidélité au Roi des français, obéissance à la charte constitutionnelle et aux lois du Royaume ’». A ce serment d’ordre professionnel en vigueur depuis 1792, le Second Empire ajouta un serment politique.

Devant ses commissaires, le préfet évoquait leur « loyauté » et leur « dévouement » au Roi ainsi que leur « zèle » pour son service et celui du public ; dans le même temps, il précisait : ‘«’ ‘ […] je m’adresse à vous […] avec confiance, parce que j’ai la conviction que vous la mériterez toute entière. De mon côté je serai toujours prêt à faire valoir les services que vous rendez, et je ne serai jamais, j’en suis certain, dans la douloureuse nécessité de vous retirer cette juste confiance’ 741  ». Cette façon de procéder était encouragée au plus haut de l’appareil étatique, et les ministres eux-mêmes demandaient aux préfets de leur indiquer le degré de zèle des fonctionnaires. De cette volonté de s’attacher les commissaires de police, la circulaire qui leur fut adressée par l’inspecteur général du ministère de la Police générale en juin 1852 est révélatrice à plus d’un titre 742 . Ce texte fut clairement écrit dans le but de flatter des fonctionnaires en tissant un lien affectif et en leur faisant comprendre combien ils étaient indispensables, non seulement au régime, mais à la société entière – les intérêts des deux ne faisant qu’un. Rien d’étonnant à ce que leur mission fût ‘«’ ‘ […] plus haute que le cercle ordinaire dans lequel elle a été restreinte jusqu’à ces derniers temps ’» puisqu’ils étaient devenus les associés privilégiés de l’autorité. La circulaire s’ouvrait sur un long paragraphe où il était question de la légitimité d’un Louis Napoléon Bonaparte se trouvant alors à une époque charnière de sa carrière politique. Le coup d’Etat était vieux de six mois, la proclamation de l’Empire était en préparation ; ce texte s’inscrivait véritablement dans une volonté de mise au pas des serviteurs de l’Etat. Il ne s’agissait pas uniquement d’une entreprise de séduction, c’était aussi une mise en garde. Le pouvoir en place était présenté comme se plaçant au-dessus des querelles de partis et soucieux de ‘«’ ‘ […] s’occuper exclusivement des grands intérêts de sa mission providentielle ’» à savoir la grandeur du pays. Ceux – y compris les hommes d’ordre – qui seraient tentés par une « opposition insensée » étaient fermement rappelés à leur devoir. D’une manière analogue, si l’inspecteur général précisait la lutte que les commissaires devaient mener contre les factieux et opposants divers, c’était pour s’assurer de ses hommes en cas de besoin et leur faire comprendre qu’il ne fallait pas se tromper de camp.

De leur côté, les commissaires avaient une façon toute particulière de s’adresser à leurs supérieurs, rendant visible, par delà le caractère stéréotypé des obséquieuses relations hiérarchiques, l’attachement qui les unissait à eux. Ils étaient, au travers de l’écriture, proches du peuple, et leurs propres requêtes s’apparentaient aux suppliques de celui-ci. Ce pacte affectif que les autorités supérieures concluaient avec eux se retrouvait à d’autres niveaux, notamment entre le ministre et le préfet. Mais il était dans ce cas légèrement différent dans le sens où il unissait deux acteurs de la haute administration. Le fossé était bien plus large entre un préfet et ses commissaires et le lien qui les reliait infantilisait en quelque sorte les seconds. Cette remarque n’est pas gratuite mais fort importante pour comprendre le bon fonctionnement de la police ; ainsi les commissaires étaient obligés et s’obligeaient à restreindre leur liberté d’action et à toujours référer aux autorités compétentes de leurs faits et gestes. Pour cela, ils ne s’étaient que rarement permis de signaler une opposition avec, mettons, un préfet, et avaient eu l’impression de prendre une immense liberté dès lors qu’ils demandaient quelque chose à un supérieur. Enfin, le lien personnel que l’autorité administrative nouait avec eux les avait peut-être empêchés de se considérer comme un corps. Ils n’exprimèrent une revendication collective qu’à deux reprises, et encore furent-elles adressées au maire de Lyon. La faiblesse de leur résistance aux ordres s’explique par la totale intériorisation de leur devoir d’obéissance. Il était alors moins question de conviction politique que de sentiment de devoir.

Infantiliser revenait à stimuler le zèle des commissaires et à leur faire comprendre les avantages ou les inconvénients que leur conduite aurait pu leur apporter. Autrement formulé, le pouvoir faisait comprendre très explicitement aux commissaires que ‘«’ ‘ […] leur conduite est observée avec soin […]’ ‘ 743 ’ ‘ ’», c’est-à-dire qu’il ne pouvait pas être indifférent à leurs états de service, qu’une bonne action saurait toujours être récompensée et une faute toujours punie. L’attachement était stimulé par des perspectives d’avancement et de carrière 744 . Infantiliser signifiait encore faire rentrer dans le rang tous ceux qui auraient eu une personnalité trop affirmée. Ceux qui cherchaient sans cesse à se faire remarquer étaient mal vus de leurs supérieurs hiérarchiques. Les bons commissaires se devaient d’être aussi discrets qu’efficaces, et il leur était recommandé de faire le moins de publicité possible quant à leurs activités, notamment auprès des journalistes. Malgré tout, les commissaires – mais aussi les agents puis les sergents de ville – cultivaient la mise en scène de soi, façon comme une autre de se faire bien voir de sa hiérarchie et de masquer ses « défaites ». La littérature des policiers était tout entière construite autour d’exploits et d’héroïsations désespérées. Quand un commissaire réussissait un coup de filet il exagérait son action pour indiquer ce que sa réussite devait à son intelligence et à sa sagacité. Pour justifier une demande d’augmentation de salaire, les fonctionnaires savaient faire valoir leurs mérites : ‘«’ ‘ Notre zèle et notre activité n’ont jamais été rallentis ; on nous a vu, souvent, prévoir les intentions de l’autorité et nous trouver à notre poste avant d’y être appelés [sic]’ ‘ 745 ’ ‘ ’». En cas d’échec, parfois humiliant lorsqu’il se trouvait ridiculisé par certains, le commissaire insistait sur sa vaillance et son courage dans l’adversité, mais aussi sur le nombre et la solidité de ses assaillants. Celui de La Guillotière se fit malmener un jour de 1822 alors qu’il tentait de disperser un rassemblement. Face aux reproches du maire, il se justifia en insistant sur la terrible agression dont il avait été la victime : ‘«’ ‘ […] je me trouvai entouré de manière à ne pouvoir ni avancer ni reculer. Je me sentis donner sur les dents un coup de poing qui me fit saigner de la bouche, la lèvre supérieure devint enflée et la douleur que je ressentis fut telle qu’il me fut impossible de remarquer personne’ ‘ 746 ’ ‘ ’».

Notes
740.

ADR, 4 M 27, Notices individuelles, sa, 20/03/1818.

741.

ADR, 4 M 2, Copie de la lettre du préfet du Rhône aux commissaires de police de Lyon et de ses faubourgs, 28/01/1822.

742.

ADR, 4 M 17, Circulaire de l’inspecteur général du ministère de la Police générale aux commissaires de police, 24/06/1852.

743.

ADR, 4 M 39, Lettre du directeur général de la police au préfet du Rhône, 23/07/1814.

744.

Pour une approche détaillée de ces stratégies (promotions, punitions…), voir Florent PRIEUR, La violence…, op. cit.

745.

AML, I1 1, Supplique des commissaires de police de Lyon au maire de Lyon, 06/03/1812.

746.

ADR, 4 M 2, Lettre du commissaire de police de La Guillotière au maire du faubourg, 19/08/1822.