Le recrutement des commissaires de police se faisait principalement en fonction de critères politiques et moraux ; ce n’était donc qu’une fois nommés qu’ils se formaient et acquéraient l’expérience nécessaire 747 . Ce dernier point induit une question importante : que se passait-il en cas de changement de régime ? Où trouver des gens d’expérience si ce n’était dans le personnel en place ?
Les commissaires de police ne se considéraient pas comme les hommes du pouvoir en place. A chaque changement de régime, sans même parfois attendre d’être destitués, ils demandaient à pouvoir garder leur poste. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la position de Guillermet de Vatillieux ‘«’ ‘ […] Bonapartiste dans les 100 jours, royaliste jusqu’au mois de juillet, il est libéral aujourd’hui et serait carliste demain ou tout ce qu’on voudrait si le système était changé’ ‘ 748 ’ ‘ ’». Malheureusement pour eux, les nouveaux dirigeants les voyaient comme des suppôts du régime précédent ; il est vrai qu’il était commode, si ce n’est compréhensible, d’attribuer toutes les tares à des agents assermentés qui avaient juré fidélité au prince renversé. Pour les royalistes de la première Restauration, ‘«’ ‘ […] si [Lyon] n’a pas été livrée à toutes les horreurs du pillage et de l’incendie, cela n’a pas dépendu des commissaires de police qui ont soufflé partout le feu de la discorde et de la rebellion [sic]’ ‘ 749 ’ ‘ ’». Il ne faut pas exclure que des commissaires avaient pu être sincèrement attachés au régime défait – ici l’Empire ; et de fait la plupart avaient quitté la ville peu avant l’entrée des troupes autrichiennes. Il ne faut pas non plus perdre de vue que ces fonctionnaires, plus que d’autres, pouvaient présenter des dangers non négligeables pour un pouvoir neuf. En effet, leur activité quotidienne en faisait des hommes proches de la population et, partant, susceptibles de l’influencer fortement. Il était alors hors de question de les considérer comme des techniciens de la police. Le contexte idéologique de l’époque empêchait de penser qu’une bonne police pouvait s’exercer même si ses agents ne portaient qu’un amour limité à leur souverain.
En 1814, des voix dissonantes se faisaient pourtant entendre pour excuser des commissaires qui n’auraient fait qu’obéir aux ordres de leurs supérieurs les enjoignant à quitter la ville en compagnie des autorités civiles et militaires. Bien plus, ‘«’ ‘ […] ce sont […] pour la plupart d’excellents commissaires qui ont rendu de grands services dans l’exercice de leurs fonctions et qui peuvent en rendre beaucoup d’autres encore en raison de leur grande connaissance qu’ils ont des personnes’ ‘ 750 ’ ‘ ’». Certains s’opposaient à la réintégration, trouvant intolérable de reprendre des hommes dévoués au gouvernement d’un ennemi politique. D’autres, à l’inverse, arguaient du fait que les commissaires ne faisaient pas de politique, qu’en tant qu’acteurs locaux ils connaissaient parfaitement leur travail, qu’il n’était pas facile de trouver des hommes aussi qualifiés et, qu’en attendant d’en former, il était impossible de se priver de tels agents. Mais dans le contexte de 1814, tout est plus compliqué, car le préfet qui écrivit la lettre en faveur des commissaires n’était autre que le comte Taillepied de Bondy qui se trouvait être déjà en poste sous l’Empire… On ne peut exclure que ce fonctionnaire défendait ses hommes et, à travers eux, se défendait lui-même. Après les Cent jours, le même problème vint se reposer aux autorités qui, cette fois, tranchèrent dans le vif en remplaçant tous les commissaires sans exception : ‘«’ ‘ l’exaltation de principes contraires aux intérêts du Roi, qu’ont montrée la plupart des commissaires de police, la conduite qu’ils ont tenue dans ces derniers tems, la déconsidération dont on ne peut se dissimuler qu’ils sont frappés dans l’opinion publique, tout me porte à vous annoncer que je regarde comme impossible dans les instans critiques où nous nous trouvons qu’ils puissent désormais remplir avec succès les fonctions qui leur sont confiées. […] il serait à mon avis au moins impolitique de [les] laisser […] continuer les actes de leur ministère parce que n’ayant plus aucune influence sur l’esprit de leurs concitoyens ils ne peuvent plus faire le bien [sic]’ ‘ 751 ’ ‘ ’».
Délaissons cet exemple et adoptons un angle de vue élargi. Si deux conceptions s’affrontèrent en 1814-1815, qu’advint-il lors des autres périodes transitionnelles ? Les commissaires de police furent-ils toujours les victimes des changements politiques ? Pour répondre, nous pouvons nous aider des répartitions des nominations et révocations par année. Il y eut beaucoup de nominations au moment des changements de régime. En 1814-1815, nous l’avons vu, la plus grande cacophonie régnait dans la ville et, en quelques mois, les commissaires se succédèrent ; la stabilité ne revint pas immédiatement avec Louis XVIII 752 . En 1831, à la suite de la Révolution de Juillet et de la première révolte des canuts, les commissaires de la ville de Lyon ainsi que ceux de La Guillotière furent renouvelés, la vieille garde du 1er Empire rappelée et quatre nouveaux quartiers créés. Après le soulèvement de 1834, sept fonctionnaires de police furent remerciés en moins de deux ans. Plus tard, durant les quelques années d’expérience républicaine, les changements furent incessants. Les incertitudes politiques en furent la cause : à la valse des dirigeants correspondit celle des fonctionnaires (neuf nominations en 1848, sept en 1849, autant en 1850, cinq en 1851). Louis Napoléon Bonaparte changea peu à peu la donne à mesure que son pouvoir s’intensifiait. 1852 et 1853, avec respectivement cinq et trois nominations, ne signèrent pas de ruptures évidentes mais s’inscrivirent dans le sillage des années antérieures sans en égaler la force. Pour des raisons encore obscures, la fin de l’Empire connut une relative agitation mais le passage à la Troisième République se fit sans heurts. Des seize commissaires en poste en 1870, sept étaient toujours présents en 1872, alors que dans le même temps le nombre de quartiers de police était tombé à douze. Un huitième, monté en grade, avait quitté son arrondissement pour un bureau de la préfecture.
L’étude des révocations confirme naturellement celle des nominations ; les autorités, en s’emparant du pouvoir, en profitaient pour diminuer ou augmenter le nombre de postes. Un changement de pouvoir se traduisait au niveau de la police par une période d’hésitations et d’essais. Par exemple, entre 1831 et 1834 ou sous la Deuxième République, les commissariats avaient sans cesse été redistribués. Les commissaires étaient certes des hommes d’un régime mais il convient de ne pas exagérer cet aspect des choses même si, à chaque changement politique, les candidatures affluaient à la préfecture. Lors de troubles, ils étaient plutôt mutés que révoqués. Une destitution pour cause de mauvaises opinions ne signifiait pas toujours une fin de carrière. Peu après la révolution de Juillet, le nouveau ministre de l’Intérieur ne manqua pas de rappeler que s’il fallait changer certains commissaires – non pas tant du reste parce qu’ils pensaient mal que parce qu’ils étaient déconsidérés politiquement aux yeux de leurs concitoyens – il fallait compter sur des candidats d’expérience, à savoir ceux qui avaient été destitués quelques années auparavant lorsque les Bourbons avaient recadré leur personnel 753 . En ce sens, il faut aussi réfléchir en terme de continuité de la fonction publique ; un nouveau régime ne peut créer ex nihilo un corps de commissaires.
Si sous le 1er Empire certains considéraient les commissaires comme des professionnels, l’étude des nominations a montré que vers 1870 cette approche s’était généralisée. Peu de temps après la chute de l’Empire, le procureur général de Lyon estimait que le pouvoir serait ‘«’ ‘ […] obligé d’avoir recours à l’ancien personnel en l’écrémant’ 754 ». Dans l’urgence d’un ordre à maintenir, le pouvoir ne fit pas de difficulté, au contraire, pour intégrer les anciens sergents de ville dans le corps des gardes urbains. Bien plus, demandeur de leur expérience, il n’appliqua pas pour eux la règle de la limite d’âge à 35 ans pourtant en vigueur. N’est-ce pas pour cette même époque que d’autres avaient déjà remarqué une politique de reconduction du personnel 755 ? On peut poser l’hypothèse selon laquelle à partir de 1870 le pouvoir considérait désormais ses agents davantage comme des professionnels. Ce que les propos du procureur général viendraient confirmer : ‘«’ ‘ Le vice de tous ces fonctionnaires [il évoque les commissaires des quartiers] est d’avoir appartenu à l’empire. Je reconnais que c’est une objection, mais cependant, lorsqu’il est constant qu’ils ont agi avec mesure, sans passion et surtout sans abus, lorsqu’ils sont nécessaires, les préventions ne doivent-elles pas disparaître ? ’». Et nous avons déjà noté quelques signes avant-coureurs de professionnalisation comme la création du journal des commissaires de police en 1855 ou la mise en place d’un examen puis d’un concours de recrutement (1879 et 1892).
La police faisait partie du quadrillage comme actrice de la surveillance mais aussi comme objet de cette même surveillance. Elle était entièrement traversée par le processus de « disciplinarisation » mis en œuvre par le pouvoir : techniques d’écritures, récompenses, punitions, règlements et emplois du temps. Et ce processus semble avoir fonctionné puisqu’elle s’est améliorée au fil du siècle. Toutefois, les hommes qui la constituaient étaient, peut-être, son talon d’Achille ; pour le savoir, il faut à présent étudier comment la finesse théorique put s’adapter aux exigences de la pratique de terrain.
ADR, 4 M 27, Lettre [du préfet ?] au ministre de l’Intérieur, 08/04/1823.
Id., D’après une note secrète, non signée et non datée [1835 ?], portant sur d’anciens commissaires de la ville.
Id., Rapport anonyme fait au préfet du Rhône, sd [1814].
ADR, 4 M 39, Brouillon de la lettre du préfet du Rhône au directeur général de la police, 12/07/1814.
ADR, 4 M 27, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 23/07/1815.
Au sujet de Paris, Clive Emsley avance le chiffre de 17 commissaire de police révoqués sous la première Restauration. Clive EMSLEY, Policing…, op. cit., p. 54.
ADR, 4 M 27, Circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets, 12/10/1830.
ADR, 4 M 3, Projet de réorganisation de la police judiciaire du procureur général adressé au préfet du Rhône, 02/11/1870.
Cyril CARTAYRADE, « Les dysfonctionnements du maintien de l’ordre au XIXe siècle. L’exemple des commissaires de police du Puy de Dôme (1852-1908) », Recherches contemporaines, n° 4, 1997, pp. 125-146.