2 - Les arrestations

La base de données « arrestations » permet de saisir le commissaire et ses agents en prise directe avec la population 765 . 1 562 arrestations ont été recensées de 1848 à 1854 à raison d’un sondage tous les deux ans :

Tableau n° 13 : Nombre d’arrestations recensées par année (1 562 cas) – 1848-1854
Années Nombre d’arrestations
1848 264
1850 486
1852 368
1854 444

En moyenne, il y eut 390,5 arrestations par an, soit un peu plus d’une par jour – ce qui ne paraît pas être, a priori, un chiffre impressionnant. Plus pertinent, connaître les motifs des délits et leur fréquence permet de saisir ceux qui étaient le plus facilement visibles par la police – à défaut d’être ceux le plus souvent commis par la population. Il serait inutile et fastidieux d’en présenter la liste exhaustive car pas moins de 105 motifs différents ont été relevés ; la plupart se recoupent, d’autres ne concernent réellement qu’une seule personne à chaque fois. Il suffit de retenir que les deux tiers des individus arrêtés étaient des vagabonds et/ou des mendiants (75% des affaires). Les violents, les voleurs, les faussaires, les fous et les catins se partageaient le tiers restant. Ces résultats résument les façons de faire policières. Dans la ville du XIXe siècle, le travail policier au quotidien reposait essentiellement sur la visibilité des délits. Au cours de leurs rondes, les agents ne recherchaient pas l’infraction mais attendaient que celle-ci se présentât à leurs yeux – le plus souvent une fois qu’elle avait été commise. ‘«’ ‘ Quant aux surveillants il faut bien observer que leur service limité à la nuit consiste moins à rechercher qu’à arrêter les gens suspects que le hasard leur fait rencontrer dans le cours de leurs patrouilles’ 766  » ; ils étaient, dans ce but, astreints à des déplacements silencieux dans la ville afin d’être attentifs au moindre bruit.

Retournons aux arrestations : que constatons-nous ? La criminalité est absente au profit d’une délinquance commune. Beaucoup de faits n’étaient pas même des délits et il n’y aurait pas eu 10% de ces arrestations qui auraient pu être précédées d’une enquête (escroquerie, banqueroute frauduleuse, vol – et encore). La majorité des délits constatés par les policiers étaient de l’ordre du visible immédiat, ils venaient à eux en les prenant à partie (insultes, menaces, coups à agents), sur la réquisition de certaines personnes (aliénation, impayés), et le plus souvent quand le délinquant traversait leur champ de vision (mendiants, vagabonds). D’ailleurs, la plupart étaient suivis de la mention « voie publique » : propos, vente, stationnement, tapage, racolage sur la voie publique. Toutes les infractions relevant directement du trouble de l’ordre public (rixe, violence, tapage) étaient notamment en liaison avec la nuit et. Vagabonds et mendiants étaient naturellement les délinquants les plus souvent sanctionnés par la police. D’une part ils représentèrent durant tout le siècle l’archétype du délinquant voire du criminel, et les autorités submergèrent les commissariats de notes afin qu’ils mènent une lutte incessante contre ce double fléau 767 . D’autre part, étant hors des rythmes urbains, ne travaillant pas, n’ayant pas forcément un logement, demandant l’aumône aux coins des rues ou de porte en porte, ils ne purent pas échapper à la surveillance policière. Ils étaient visibles par rapport à une norme dont ils s’éloignaient ; cet éloignement faisait qu’ils se repéraient facilement dans le paysage urbain. Ce n’était pas un hasard si 55% des individus arrêtés avaient moins de 30 ans (13% moins de 16 ans) et 8% 60 ans et plus. Les agents savaient que les enfants s’adonnaient au « vagabondage » (traînaient dans les rues), que les jeunes travailleurs étaient souvent en situation précaire, que les plus âgés grossissaient les cohortes de mendiants. La visibilité se greffait sur un savoir né de l’expérience. Ces arrestations étaient le miroir des activités de la police : se retrouvait mise en pratique toute l’importance accordée dans les textes à la voie publique ordonnée. Cependant, malgré la théorie, la prévention n’avait pas vraiment cours. Il ne s’agissait pas non plus de répression à outrance puisque le stade de la visibilité n’était que rarement dépassé.

Une répartition par sexe n’apporte aucun élément propre à bouleverser nos connaissances. 68,5% d’hommes, 31,5% de femmes. On peut toujours imaginer que les premiers fournissaient plus d’unités à la délinquance que les secondes. Mais ces résultats ne sont-ils pas également la conséquence du travail d’une police passive ? Le vagabondage était le fait des hommes, ils se remarquaient donc. Si on considère l’exemple de la prostituée, la clandestine était peu verbalisée. Certes, quelques filles se prostituant en pleine rue se faisaient arrêter, mais la majorité, se trouvant dans les débits de boissons ou les garnis, n’étaient que rarement approchées car se tenant à l’intérieur et étant par conséquent invisibles la plupart du temps 768 . Enfin, d’un mot, la répartition des délits par mois n’est pas significative ; il aurait fallu opérer un tri par jour. Une étude menée sur les vagabonds 769 montre que la police ne les appréhendait pas ou peu les dimanches et lundis afin de respecter les jours de repos populaires et d’éviter les arrestations abusives.

Une fois l’arrestation opérée, le prévenu était traduit devant le commissaire de quartier qui décidait de le libérer ou de le faire écrouer. Le lieu de détention provisoire était la salle d’arrêt de l’hôtel de ville – ou dépôt municipal –, appelée par tous la « cave » car située dans les sous-sols de la mairie. Les détenus y attendaient que l’autorité statuât de leur sort, ayant simplement droit à de la paille et un peu de pain chaque matin à 8h 770 . La cave ne désemplissait jamais, une trentaine d’individus en moyenne s’agglutinaient quotidiennement entre ses murs sombres que seuls des soupiraux grillagés éclairaient un tant soit peu. Lieu emblématique de la ville, la cave n’avait pas très bonne réputation ni auprès des autorités, qui dénonçaient la facilité avec laquelle des gens extérieurs pouvaient communiquer et faire passer des objets aux détenus, ni au sein du peuple. Pour remédier à cela, des spécialisations entreprises à la fin du Second Empire amenèrent la division de la cave en plusieurs salles 771 . Côté femmes, des distinctions furent opérées en fonction du passage ou non au petit parquet et de l’état de santé (malades, saines et non visitées). Une salle payante était réservée aux filles publiques. Pour les hommes, on comptait une salle commune, une conciergerie (salle payante certainement) et une salle des fous. Les salles étaient de dimensions très étroites au vu du nombre de personnes qui s’y entassaient. Par exemple, à en croire les indications portées sur le plan, la salle des femmes malades renfermait seize personnes dans 25m² tandis que celle, gratuite, des hommes regroupait 60 prisonniers pour 76m² – soit à chaque fois entre 1 et 1,5m² par personne. La cave n’était pas le seul dépôt à manquer de confort. A en croire le directeur des prisons du Rhône, en 1870, celui de la rue Luizerne (dépôt de sûreté) était dans un état de délabrement à tous points de vue désastreux. Accueillant 8 000 détenus en moyenne chaque année, il ne se composait que de deux pièces séparant les hommes des femmes. Aucune distinction n’était faite entre les enfants et les adultes, les femmes « vertueuses » et les prostituées. Pour se figurer l’état sanitaire du lieu, il suffit de lire la description donnée du logement des gardiens : ‘«’ ‘ […] un taudis dont bien des gens n’en voudraient pas pour tenir leurs chiens’ 772  ». Pour être complet, mentionnons l’existence de violons sous le Second Empire ; Florent Prieur en a dénombré neuf pour les trois compagnies de sergents de ville 773 .

Notes
765.

AML, I1 123, Registre d’arrestations, 11/04/1847-31/10/1854. On ignore à quel commissaire appartenait le registre ; l’inventaire de la série I l’attribue à celui de l’arrondissement du Collège mais nous y avons retrouvé la signature de celui de l’Hôtel Dieu… Cf. annexe n° 1/v.

766.

ADR, 4 M 2, Rapport du préfet du Rhône au ministre de l’Intérieur, 22/01/1829. Claude Chatont, plâtrier âgé de 15 ans, demeurant 12 rue Bourgchanin, a été arrêté pour vagabondage après avoir rencontré à trois reprises les surveillants de nuit.

767.

Surtout ici dans le contexte économique de la fin des années 1840 peu favorable aux travailleurs ; voir la mise en place des chantiers nationaux sous la Deuxième République.

768.

Et cette prostitution dissimulée relevait de la police des mœurs.

769.

Cf. premier chapitre de la quatrième partie.

770.

Le règlement de 1842 signé par le maire de Lyon, Terme, spécifiait que chaque détenu avait droit à 180g de pain par jour, ne pouvait fumer ni échanger quoi que ce fût avec les gardiens. Les visites ne duraient que quinze minutes et faisaient l’objet d’une demande écrite. Il y avait un cachot pour les fortes têtes et les sodomites ; les enfants de moins de quinze ans étaient placés à part. Les tinettes étaient vidées et lavées tous les jours, la paille changée toutes les semaines. Ceux qui le souhaitaient pouvaient se payer une paillasse, un matelas, un oreiller, un drap et une couverture moyennant 60 centimes par jour ; un lit sans drap ne coûtait que 30 centimes (AML, I1 7).

771.

ADR, 1 Y 311, Plan de la salle d’arrêt de l’Hôtel de Ville, sd [fin du Second Empire].

772.

ADR, 1 Y 318, Note du directeur des prisons du Rhône, 06/04/1870.

773.

Florent PRIEUR, La violence…, op. cit. f° 92.