Dernière piste à suivre pour quantifier le travail de la police et apprécier ses façons de faire : les actes judiciaires. Après la police de sûreté, la police municipale, voici la police judiciaire, troisième branche de l’activité d’un commissariat,. Les actes retenus couvrent les années 1830 aux années 1850, et proviennent de quartiers différents (rive droite de la Saône, Presqu’île et rive gauche du Rhône) 777 . Il existait de fortes disparités d’un lieu à l’autre. A ne considérer que les extrêmes, on s’aperçoit que le commissaire de la Guillotière avait, en 1845, rédigé en moyenne 6,5 actes par mois contre 17,5 pour celui du Palais des Arts en 1843. Ces disparités sont certainement à relier à la politique spatiale du pouvoir ; les quartiers du centre qu’il jugeait les plus importants furent ceux qui produisirent le plus d’actes 778 .
Une bonne part des actes judiciaires correspondait à des commissions rogatoires confiées aux commissaires de police par un juge d’instruction. Ces actes n’ont pas été pris en compte dans la base de données et seules les affaires ont été quantifiées, car montrant les policiers en prise directe avec leur quotidien, agissant sur l’instant et non sur ordre d’un supérieur. Inutile de s’appesantir sur les deux incendies et les treize enquêtes de commodo/incommodo ; retenons plutôt qu’il y eut 67 déclarations 779 et 52 constats de décès 780 . L’essentiel reposait sur les 835 crimes et délits référencés représentant 86% des actes judiciaires. Bien que beaucoup d’individus fussent arrêtés pour de multiples motifs, on peut toutefois avancer une typologie générale concernant les crimes et délits les plus courants :
Catégories de crimes et délits | Effectifs | % |
Atteintes aux biens | 371 | 41,25 |
Atteintes aux personnes | 225 | 25,25 |
Vagabondage et mendicité | 209 | 23 |
Délits Financiers | 66 | 7,25 |
Mœurs | 29 | 3,25 |
A priori, le travail des commissaires serait sorti de la sphère du quotidien au profit d’une délinquance et d’une criminalité moins banale dont les auteurs auraient pu être passibles du Tribunal correctionnel ou des Assises. Si on excepte les vagabonds et mendiants au sujet desquels quelques remarques ont déjà été formulées – prééminence de ces délits dans les discours, donc dans les pratiques – il apparaît que certains faits témoignaient d’une réelle gravité (homicides involontaires, vols). Toutefois, les commissaires et leurs agents ne côtoyaient pas directement la grande criminalité ni même la grande délinquance ; ils n’y étaient confrontés que par le biais des victimes. Le vol était d’abord un vol entre petits, un vol concernant des objets de peu de valeur ; les violences étaient nombreuses mais l’assassinat restait l’exception 781 . Les insultes, menaces et coups échangés étaient souvent à peine suffisants pour en traduire les auteurs en correctionnelle.
Une étude plus détaillée de la base permet d’apporter d’utiles compléments à ce que nous avons écrit précédemment. De quelle façon des affaires parvenaient-elles à la connaissance des commissaires de police ? Il y eut 477 plaintes et 60 déclarations, soit 537 affaires pour lesquelles des particuliers – victimes ou non – firent la démarche de se rendre au commissariat. 351 affaires furent directement mais fortuitement constatées par la police lors de rondes. Enfin, 81 firent l’objet d’enquêtes. Ainsi, dans 55% des cas, le commissaire n’avait rien entrepris directement ; on venait l’informer et il en prenait acte. Il était là dans son rôle public de fonctionnaire recevant la population. 36% des affaires furent connues de façon classique par la présence policière hors du bureau. Dans 82% des cas, les agents se trouvaient dans la rue, sur un pont, un quai, une place, plus rarement dans les églises, les cafés, les boutiques ou les domiciles. Seules les enquêtes pouvaient les mener plus sûrement dans les domiciles privés.
Nous pouvons aller plus loin encore dans l’analyse des données. Lorsqu’ils constataient un crime ou un délit en dehors du commissariat, quelle heure était-il ? Les horaires de présence des policiers dans la rue ne devaient rien au hasard : au cœur de la matinée, en plein après-midi ou de 19 h à 1 h. Resserrer la surveillance à ces heures était naturel pour qui souhaitait arrêter des vagabonds : rien de plus facile que de repérer ceux qui étaient dehors quand tout le monde travaillait ou dormait… Etre présent dans la rue à partir de 19 h permet de surveiller les heures d’effervescence populaire, autour notamment du débit de boissons. Enfin, en soirée et de nuit, il était possible de verbaliser les portes d’allées et les fermetures des cafés. Passées 22 ou 23 heures, toute personne rencontrée dans la rue est immanquablement jugée suspecte. Si l’on se penche désormais sur les heures auxquelles la population d’un quartier venait porter plainte ou faire une déclaration au commissariat, on peut se faire une idée des heures de présence au bureau. Cela est d’abord lié aux heures de disponibilité des citadins : chaque heure – deux et trois heures du matin exceptées… – apportait son lot de plaintes. Ce qui ne signifie nullement qu’il y ait forcément eu toujours quelqu’un au bureau ; on ne peut logiquement pas savoir le nombre de fois où les gens durent rebrousser chemin devant une porte close. Il n’y avait pas non plus nécessairement partage entre heures du bureau et heures de ronde – même si généralement le commissaire recevait de préférence le matin. De la fin de journée à la nuit avancée, les citadins se pressaient davantage dans les bureaux de police les plus proches. On peut penser que sachant cela, les agents, en plus d’être présents dans la rue, laissaient le commissariat ouvert au public.
L’ensemble des résultats des trois bases converge dans le même sens, et ces derniers précieux indices concordent parfaitement : le savoir-faire policier était indubitablement lié au regard, à l’ouïe et à l’expérience.
Cf. présentation de la base de données, annexe n°1/x.
On se gardera de toute comparaison poussée à ce sujet puisque l’étude se déroule sur 20 ans et que, durant cette période, les quartiers connurent une évolution certaine.
Enfants abandonnés ou trouvés ; aliénation ; objets trouvés ; disparitions d’individus ; incendies.
Morts subites, morts accidentelles, suicides.
Cf. troisième partie, chapitre X.