5 - Quelques conclusions 782

Habitudes répressives

Le commissaire de quartier était essentiellement en contact avec une délinquance quotidienne qui pouvait être le fait de n’importe quel habitant. Peut-être était-il, tout comme ses agents, plus à même de surveiller les choses que les hommes par crainte de la réaction de ceux-ci ? Il se situait, à l’extérieur, dans la répression, mais une répression basée sur l’attentisme et l’habitude puisqu’il allait toujours chercher les mêmes types de délits. En cela, il se conformait à la technique de l’hétérotopie et de la gestion de la délinquance. Ainsi, dans le Perrache du Second Empire, les pisteurs qui se trouvaient être en grand nombre du fait de la présence de la gare, étaient régulièrement arrêtés. Ces derniers habitaient tous la rue du Bélier. Est-ce que réellement la majorité des pisteurs habitaient cette rue ou, plus probablement, les agents puisaient de temps à autres dans un repaire de pisteurs connus d’eux sans avoir forcément à chercher ailleurs ?

Suivant une semblable logique, la police aurait également entretenu un vivier de mendiants lui permettant de légitimer son travail. Dans un rapport annuel, un responsable avoua que ceux qui quittaient le dépôt de mendicité y revenaient rapidement… Hormis la poignée de philanthropes souhaitant la réinsertion des déviants, le pouvoir était-il dupe ? Les cohortes de vagabonds ou de mendiants ne servaient-ils pas à légitimer une politique ? Une fois encore, représentations, théorie et actions auraient trouvé leur légitimation dans ces cohortes qu’elles auraient contribué à créer. L’exemple de l’asile de nuit en fournit la parfaite illustration. Dans les années 1880, un asile de nuit accueillit les vagabonds, hommes et femmes confondus, cours Bayard à Perrache 783  ; 91 lits étaient disponibles pour seulement deux nuits d’affilée par personne. Un scandale éclata dans la presse lyonnaise qui dénonça la « souricière » qu’aurait été l’asile. Les policiers de la sûreté se seraient postés, chaque matin, à la sortie de l’établissement et, après avoir laissé faire quelques pas au-dehors aux vagabonds, se seraient empressés de les appréhender ; leur état n’ayant pas changé en une nuit, ils n’auraient eu qu’à les arrêter. ‘«’ ‘ Il est probable que s’ils possédaient maisons à la ville et à la campagne, ils n’iraient pas coucher à l’Asile de nuit – on les écroue pour vagabondage’ 784  », ironisa le Progrès. Un autre journal dénonça une police qui arrête les pauvres ouvriers touchés par la crise plutôt que de ‘«’ ‘ […] fouiller les bas-ports, les bateaux, les maisons en construction et les terrains vagues où se cachent les malfaiteurs dangereux, trop rusés pour aller se faire prendre au piège de l’asile de nuit’ 785  ». Le pouvoir bénéficiait d’un réservoir de délinquants dans lequel il pouvait piocher ; la sûreté démontrait son « efficacité ». Affaire montée de toute pièce par une presse lyonnaise connue pour être en constant désamour avec la police ? Que l’histoire ait été exploitée est probable ; il n’en reste pas moins vrai que son authenticité est établie. Un rapport de police de 1885 le prouvant : ‘«’ ‘ Les douze derniers individus arrêtés pour vagabondage sortaient ce matin vers les 7 heures de l’asile de nuit, et c’est à leur sortie et sur la voie publique qu’ils ont été arrêtés. Aucun de ces individus n’a justifié de moyens d’existence depuis plus de 15 jours’ 786  ». Et la police ne semblait pas s’être plaint d’une telle méthode que l’on retrouvait à l’œuvre dans le Paris de la même époque 787 .

On aurait certainement tort de considérer la police lyonnaise comme uniquement occupée à intervenir après coup pour réprimer. Une activité répressive pouvait déboucher dans un second temps sur une activité d’enquête. Cependant, la majorité des enquêtes étaient lancées par l’autorité ; il s’agissait alors de rechercher des individus. Notons la difficulté du travail demandé car, des individus recherchés, très peu pouvaient être retrouvés. Bien souvent, le pouvoir faisait rechercher des individus qui n’habitaient plus Lyon ou qui avaient changé dix fois d’adresse. La prévention semble avoir été inopérante mais il convient de se détacher du schéma répression/prévention. Dans son bureau, le commissaire accueillait les misères de chacun, et dans la rue, il pouvait régler les incidents dont il était le témoin. Dès lors, il se plaçait aussi sur le terrain de la conciliation, ce que nous verrons dans notre ultime partie.

Mais alors, du fait de ces habitudes répressives, voire préventives, le travail de la police ne connut-il aucune évolution au cours du XIXe siècle ? Il ne fait aucun doute que, de 1800 à 1880, commissaires et agents traquèrent toujours les mêmes crimes et délits, s’occupant de problèmes identiques et par conséquent utilisant des techniques globalement analogues. A titre d’exemple, l’activité de simple police en 1826-1828 était exclusivement centrée sur des problèmes de salubrité et d’embarras de la voie publique ou se chargeait de délits professionnels (débits de boissons, logeurs) 788 . Une étude menée sur des contraventions de simple police vers 1860-1861 aboutit aux mêmes conclusions 789 . Les archives de police regorgent de rapports, tableaux récapitulatifs, enquêtes, mains courantes, etc., couvrant l’ensemble du siècle ; nous en avons lu un grand nombre et, sans en avoir pour autant fait l’analyse systématique et quitte à paraître trop impressionniste, nous ne pouvons conclure à autre chose qu’à leur frappante similitude. Ce sont toujours les mêmes vagabonds, toujours les mêmes portes d’allées qui paraissent avoir occupé la police. Les objets de la surveillance définis a posteriori à l’aide des rapports d’activité recoupent parfaitement ceux que les commissaires se donnaient comme objectifs a priori. L’enquête préfectorale de 1826 790 leur demandait en effet de préciser les points sur lesquels ils établissaient la surveillance de leur quartier. Tous furent unanimes dans leurs réponses. Ils mettaient l’accent sur les individus jugés dangereux : les étrangers, les voleurs et autres « filous », les forçats libérés, les filles publiques, les colporteurs, les vagabonds et les mendiants. Puis, logiquement, ils pointaient les lieux publics où se serait trouvée la lie de la société : bordels, débits de boissons, logements (auberges, garnis). Enfin, ils n’oubliaient pas la police municipale et insistaient sur la salubrité et l’hygiène de la ville. Cette unanimité ne doit pas masquer les quelques particularités des quartiers : le théâtre du Port du Temple, le marché aux chevaux de Louis le Grand, etc. 791 La politique était la plupart du temps absente des motivations policières, cependant le commissaire de Pierre Scize montrait bien les liens politiques qui unissaient tous ces objets de surveillance : les ennemis du gouvernement se recrutaient chez les personnes jugées dangereuses qui elles-mêmes alimentaient l’armée du crime et qui fréquentaient certains lieux publics.

Notes
782.

Nos conclusions rejoignent celles esquissées par Clive Emsley dans « Policing… », art. cit., pp. 272-273.

783.

Pour ce qui suit, cf. ADR, 4 M 447, Dossier sur le « scandale » des arrestations aux portes de l’asile de nuit.

784.

Id., Le Progrès, 22/08/1886.

785.

Id., L’Express, 27/02/1886.

786.

Id., Rapport du commissaire spécial de la sûreté adressé au préfet du Rhône, 28-29/12/1885.

787.

Simone DELATTRE, Les douze…, op. cit., p. 315.

788.

ADR, 4 M 2, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 15/01/1829.

789.

Alexandre NUGUES-BOURCHAT, Le peuple…, op. cit., Troisième partie.

790.

ADR, 4 M 2.

791.

De manière plus générale, les délits de roulage étaient constatés sur les grands axes de communications, les rixes et tapages à proximité des débits et des bordels, etc.