Au cœur du système policier : l’écrit et sa transmission

Les techniques d’écriture étaient au centre du travail policier. Pour faire passer les informations entre les différents rouages de la police, nous avons vu que le pouvoir imposa différents supports d’écriture permettant le classement des diverses activités de surveillance. Les inventaires des papiers des commissaires en portent témoignage 792 . L’administration leur fournissait des registres servant à recenser et copier la correspondance, à inventorier les logeurs, les débits de boissons et les bordels, à noter les affaires (mains-courantes) et à couvrir les différentes branches de la police (actes administratifs, judiciaires, etc.). Les commissaires devaient également posséder des ouvrages de références destinés à les aider dans leur travail : dictionnaires de police, codes de police, collection complète des actes administratifs, recueils de circulaires et arrêtés des diverses autorités 793 . Enfin, l’ensemble des papiers était complété par d’autres registres (permis de séjour, objets perdus et trouvés…) et les archives des années précédentes. Ce primat incontestable de l’écrit permettait de consigner toute la vie d’un quartier telle que le commissaire la percevait et lui donnait matière également à rédiger les notes de synthèse que l’administration lui réclamait. Une grande précision ainsi qu’une meilleure facilité d’utilisation étaient recherchées ; il arrivait que pour une même activité il y eut deux registres, l’un d’enregistrement rapide et l’autre plus descriptif. Toutefois, il est d’ores et déjà important de noter qu’il n’y avait pas un commissariat possédant des archives analogues ; mais peut-être n’était-ce que le reflet des différences existant entre quartiers. A moins que, plus probablement, il ne s’agissait que de différences entre commissaires, trop peu professionnalisés pour porter un même regard sur de semblables événements. L’écrit créait alors un biais dans la réalité qu’il était censé retracer et le pouvoir se retrouvait piégé par l’incohérence de ses recrutements.

Mais les autorités étaient davantage obsédées par la masse de papiers que les commissaires leur envoyaient que par le contenu des courriers. Pour que l’information arrivât en grande quantité sur le bureau d’un préfet, d’un maire ou d’un ministre, elle devait circuler rapidement. Grâce à notre base de données relative aux actes judiciaires, nous pouvons, dans le cadre précis de ce type de rapports, estimer la rapidité qu’avaient les commissaires à coucher sur le papier leurs actions. Les résultats sont probants : 36,5% des actes étaient rédigés le jour même du déroulement d’une affaire et 34% le lendemain. Au bout du compte, 89% étaient couchés sur le papier dans les quatre jours et quasiment tous étaient traités en une semaine. Les commissaires auraient apparemment eu l’habitude de l’écriture, et auraient répondu favorablement aux attentes du pouvoir.

La suite logique de la recension des informations était l’envoi de courriers aux trois autorités dont le commissaire dépendait. Au procureur, les commissaires devaient donner avis au plus vite des crimes et délits parvenus à leur connaissance et l’informer de leurs enquêtes au sujet d’individus recherchés. En cas de faits graves relevant de la sûreté publique (incendies, inondations, crimes ou délits politiques, crimes exceptionnels), ils étaient tenus d’informer l’ensemble de leurs supérieurs. Si dans la première moitié du siècle les conférences avaient encore cours, elles étaient déjà largement abandonnées au profit de la correspondance sans toutefois disparaître par la suite 794 . Mais le fond ne changeait pas : les commissaires avaient toujours obligation de rendre compte de leurs activités aux autorités qui leur définissaient de nouvelles missions, leur prodiguaient quelques conseils et orientaient l’activité policière. En fonction de la demande du pouvoir, les commissaires étaient tenus de proposer une offre substantielle. En ce sens, leur travail était dépendant non seulement des arrêtés mais également de leurs réitérations – d’où certaines périodes qui furent l’occasion de véritables rafles. Une bonne transmission de l’information ne devait tolérer aucun retard : pour cela les rapports quotidiens adressés au préfet devaient lui parvenir avant 11 heures le matin et le procureur devait pouvoir prendre connaissance des procès-verbaux avant l’ouverture de l’audience du petit parquet 795 . Le volume de la correspondance entretenue par les autorités avec les commissariats variait cependant énormément. A titre indicatif, de 1821 à 1841, les lettres envoyées au commissaire de la Halle aux Blés par le préfet et le procureur tenaient dans deux cartons d’archives, alors que celles émanant de la municipalité en occupaient cinq fois plus ; était-ce une façon pour la ville de marquer sa prééminence sur les deux autres supérieurs directs du commissaire 796  ? De son côté, le commissaire rédigeait les réponses aux demandes des autorités mais aussi des particuliers. Il n’en reste pas moins que, s’il est possible de quantifier le travail de la police, il reste impossible de s’entendre sur son efficacité – ne serait-ce déjà que par la difficulté que poserait une tentative de définir ce qu’est l’efficacité. Certes, comme le soulignait ironiquement Clive Emsley à propos de la police parisienne, ‘«’ ‘ If efficiency is to be assessed by the amount of informations sent to the prefect by his agents then, indeed, the Paris police were efficient’ 797  ». L’unique possibilité qui s’offre à nous consiste à chercher les indices du côté des autorités. Comment jugeaient-elles le travail de leurs agents ?

Notes
792.

Voir annexe n°20.

793.

Il faut relever l’existence d’un ouvrage paru en 1840 rédigé par un commissaire de la ville, chef de division des bureaux de police à la mairie de Lyon, et recensant tous les arrêtés de police municipale. La rapidité de l’action policière devait être alors assurée par la possession dans chaque commissariat d’un tel ouvrage. Comme le notait son auteur : « La nécessité de réunir dans un format portatif tous les règlements de police de la ville de Lyon était vivement sentie depuis long-temps [sic], afin de mettre tous les fonctionnaires et agents de police à même de les consulter avec facilité et promptitude, d’autant plus que ces règlements, surtout les plus anciens, épars et enfouis dans les registre et les cartons de la police n’y pouvaient être découverts qu’après de longues et minutieuses recherches ». Charles PIONIN, Code…, op. cit., p. i.

794.

Nous en avons retrouvé trace pour le début de la Troisième République. Cf. AML, 1140 WP 1, Audiences de l’adjoint pour la police.

795.

AML, I1 1, Lettre du secrétaire général pour la police au commissaire [central ?], 11/10/1851.

796.

AML, I1 84 -99.

797.

Clive EMSLEY, « Policing… », art. cit., p. 268.