1 - Des conflits de compétence

Lyon contre l’Etat

A la fin du Consulat et au début de l’Empire, le conseil municipal se félicitait de la bonne police qui régentait la ville et louait l’action du commissaire général. On se plaisait à penser que le nouveau siècle qui commençait marquerait la fin des tourments révolutionnaires. Les séances du conseil étaient empreintes d’un optimisme rare. Le rétablissement de l’ordre public, la fin des « divisions politiques » et des « haines intestines » avaient tout balayé sur leur passage et le brigandage, le vol, le vagabondage, la mendicité et le libertinage avaient disparu de la cité 799 . L’heureux répit fut de courte durée et, dès la fin des années 1800, la nécessité d’une bonne police face aux dangers divers menaçant la société amena les autorités à réfléchir sur ses dysfonctionnements.

Malgré les efforts consentis, les conflits entre les diverses autorités s’occupant de la police furent extrêmement nombreux et entravèrent considérablement la mise en pratique du quadrillage. Les plus intéressants furent ceux qui opposèrent les représentants de l’Etat aux municipalités dans la plupart des villes de France 800 . Lyon contre Paris, voilà qui n’était pas nouveau ! La base des désaccords reposait sur les modalités de l’application du quadrillage. En effet, nous avons démontré que celle-ci aboutissait à la dévalorisation des pouvoirs municipaux en matière de police au profit d’une centralisation étatique. Tous les problèmes n’étaient pas résolus par le seul préfet, lui-même en étant la plupart du temps partie prenante, et beaucoup d’affaires remontaient jusqu’aux hautes sphères de l’Etat. Par exemple, au sujet du conflit mairie de Lyon/lieutenance de police des débuts de la seconde Restauration, Paris demanda à ce que le maire fût ménagé tout en affirmant que les principales prérogatives revenaient au lieutenant de police 801 . Finalement, pendant cinquante ans, le pouvoir composa avec les uns et les autres, jusqu’à la cassure impériale.

Pour le maire de Lyon, qui s’appuyait essentiellement sur la loi du 3 brumaire an IV, le nœud de la discorde était la police municipale, parent pauvre du système policier puisque les commissaires de police qui en avaient la charge étaient également sous la tutelle du préfet et du procureur. Cela était d’autant plus intolérable à ses yeux que la ville devait payer ces fonctionnaires sans avoir le droit de les nommer, et qu’elle devait également rémunérer le commissaire attaché à la préfecture depuis 1824. Ce contexte permet d’expliquer pourquoi le conseil municipal chercha, dans les années 1810-1820, à réduire le nombre des commissaires : ou le droit de nomination lui était accordé, ou des restrictions budgétaires étaient votées 802 . Toutefois chaque tentative de prise de contrôle même partiel de l’outil police par la municipalité fut massivement rejetée par l’Etat. Lorsque la mairie renonça à obtenir un droit de nomination et demanda un droit de présentation, le pouvoir central fut inflexible – malgré les hésitations du début de la Monarchie de Juillet 803 . Il est ici intéressant de comprendre comment la municipalité parvint à récuser une partie de l’organisation de la police. Persuadée que les commissaires ne remplissaient pas correctement leurs devoirs en matière de police municipale (parce qu’ils l’auraient jugée inférieure aux autres, parce qu’elle ne leur aurait rien rapporté et parce que le maire ne les aurait pas nommés et ne serait pas intervenu dans leurs avancements), elle militait pour la création de deux corps de commissaires dont un aurait été exclusivement chargé de la police municipale 804 . Elle ne cessa pas d’entraver le rôle de l’Etat en suscitant des polémiques à répétition, par exemple en voulant prendre et en prenant des « sanctions » contre les commissaires de police. En 1825, ceux-ci s’insurgèrent contre une loi municipale qui obligeait, pour qui souhaitait obtenir une pension de retraite, d’avoir 30 ans de service dans l’administration… lyonnaise 805  ! Cinq ans plus tard, en 1830, le maire projeta une réorganisation complète : onze quartiers, deux commissaires spéciaux de police municipale et 48 agents 806 . Mais là où le bât blessa, ce fut lorsque la municipalité souhaita voir ses pouvoirs en matière de police municipale accrus et bénéficier d’un élargissement de ses prérogatives en matière de police judiciaire et de police secrète.

Autant les années 1810-1820 furent marquées par des attaques répétées d’une municipalité qui, pensant se trouver dans une position de force, tentait d’asseoir son autorité, autant la période 1830-1852 vit le pouvoir central monter au créneau pour affaiblir la mairie jusqu’à la faire disparaître. Ce climat tendu était tout à fait compréhensible au vu du conflit terrible qui opposa le préfet Gasparin et le maire Prunelle au début des années 1830. Gasparin, quelquefois davantage que le pouvoir central, fut un partisan et un artisan de la centralisation. Quant au maire, il en fut un des plus farouches adversaires, prenant des décisions retentissantes tel son refus de correspondre avec le commissaire central. Comme la ligne générale avait été jusque là plutôt favorable à la centralisation, le pouvoir dut s’affirmer contre la municipalité pour ne pas voir son projet ruiné. Il fut en cela aidé par le retrait de la vie politique lyonnaise de Gasparin et de Prunelle, remplacés par une équipe s’entendant davantage. Mais jamais Lyon ne s’opposa avec plus de vigueur à l’Etat que lorsque celui-ci commença à envisager très sérieusement la centralisation des forces de police entre les mains du seul préfet. Dès le début de la Monarchie de juillet, l’offensive préfectorale était en route 807  : en 1832, le préfet du Rhône s’apparentait déjà au préfet de police de Paris ; en 1833, il plaça sous ses ordres le commissaire central de la ville puis, en 1834, il demanda à tous les commissaires de quartier de se réunir dans son cabinet trois fois par semaine 808 . La réplique du maire fut terrible mais vaine. Dans des termes très vifs, il s’insurgea contre de telles dispositions qu’il jugeait illégales et qui le privaient des attributions que lui reconnaissait la loi. Il s’emporta contre la tenue des réunions alors que lui-même en tenait de semblables… que le pouvoir central désapprouvait en partie. « Est-ce que je me permets de faire votre travail à votre place ? » demandait en substance le maire, « voulez-vous célébrer les mariages à ma place ? » Et d’asséner que depuis que le préfet ne passait plus par lui en matière de police de sûreté cette branche de l’administration n’avait jamais été aussi mal faite ! Clairement, le premier magistrat refusait de se soumettre. Peine perdue, la centralisation allait l’emporter grâce à la question des faubourgs – nous allons y revenir.

La plupart des dysfonctionnements datent de la première moitié du XIXe siècle. On pourrait conclure un peu vite à la perfection du modèle policier impérial, alors qu’il ne pourrait s’agir que d’un effet de sources. Il n’en reste pas moins qu’en centralisant les pouvoirs de la police à l’hôtel de la préfecture, le Second Empire a su fortement limiter les dissensions du passé. Pourtant, ce serait aller un peu vite que d’oublier que les conflits ne furent jamais aussi violents que durant la courte période (du 01/10/1851 au 24/03/1852) qui vit le préfet contrôler les polices politique et de sûreté alors qu’au maire revenait la totalité de la police municipale. A suivre l’argumentaire d’un rapport anonyme du début des années 1850 809 , tout ou presque portait à confusion : les deux têtes de la police se battaient au sujet du service des filles publiques ou de celui du théâtre. Sur le premier point, le préfet comprenait ce service comme relevant de la police de sûreté au même titre que le vagabondage, tandis que la municipalité affirmait qu’il s’agissait de salubrité publique, d’autant plus qu’elle payait les médecins visitant les filles et que les hôpitaux les accueillant lui appartenaient. Mais il y avait pire encore : « Il n’était pas rare de voir des agents des deux polices s’injurier et même se frapper ». La lecture d’un rapport au vitriol rédigé par un membre de la police lyonnaise nous apprend qu’en matière de police municipale les oppositions auraient été quotidiennes entre le chef de cette police, ses inspecteurs, leurs agents et les commissaires des quartiers. ‘«’ ‘ Cet ordre des choses dégénère naturellement en conflits, en luttes ouvertes et en luttes occultes, en dénonciations, en lettres anonymes, en récriminations, en rapports, en scandales et en abaissement de l’autorité préfectorale’ 810  ».

Notes
799.

AML, 500318, Procès-verbaux des séances du Conseil Municipal de Lyon,t. 1 : An IX-An XIV, « Séance du 30 pluviôse an XIII », Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1913, p. 600.

800.

Sur ce contexte, cf. Jean-Marc BERLIERE, Le monde…, op. cit., p. 77.

801.

ADR, 4 M 1, Lettre du ministre de la Police au lieutenant de police de Lyon, sd [1816].

802.

La question de l’argent est importante car entretenir une police coûtait cher et les projets d’amélioration de l’institution se heurtaient souvent au manque de fonds ; c’est ainsi qu’un projet de création d’une brigade de sûreté pour la police des voleurs fut abandonné. Cf. 4 M 159, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 21/03/1833. Dans le district de Düsseldorf, on assista également à un bras de fer entre les municipalités et l’Etat ; les premières préféraient un contrôlé assuré par les gendarmes puisqu’ils étaient payés par le second. Au-delà de ce problème financier, le pouvoir impulsait la multiplication des policiers dans une optique centralisatrice. Cf. Elaine Glovka SPENCER, Police and the social order in German cities. The Düsseldorf district, 1848-1914, DeKalb, Northern Illinois University Press, 1992, pp. 49 sq.

803.

La Chambre était favorable aux libertés municipales. Philippe PAILLARD, « L’organisation… », art. cit., p. 20.

804.

ADR, 4 M 1, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 16/10/1820. Dans les années 1810 et 1820, cet argumentaire était renouvelé chaque année.

805.

ADR, 4 M 28, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 14/09/1825.

806.

Philippe PAILLARD, « L’organisation… », art. cit., pp. 15-16.

807.

AML, 1160 WP 7, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 02/03/1834. Ce document s’achève sur des copies des arrêtés préfectoraux.

808.

Il est tentant d’apprécier le projet gouvernemental à l’aune des révoltes de 1831 et 1834.

809.

ADR, 4 M 3, Rapport sur la police lyonnaise, sa [secrétaire général pour la police ?], sd [1852].

810.

Id., Rapport confidentiel sur le service de la police municipale rédigé par le chef de la 3ème division de police et adressé au préfet du Rhône, 16/02/1853.