Des conflits protéiformes

Nous aurions encore beaucoup à dire sur d’autres types de conflits, notamment ceux mettant en scène les agents « inférieurs » du maintien de l’ordre et opposant la police à la gendarmerie – et plus largement à l’ensemble des forces armées – ou encore la police à la justice. Si un gendarme venait à insulter un commissaire 820 en public, devant une foule nombreuse, les autorités s’emparaient aussitôt de l’affaire. Elles ne redoutaient rien tant que ce type d’incidents qui, selon elles, décrédibilisaient totalement la police. L’un des plus fréquents, retrouvé à partir du Second Empire, renvoyait dos-à-dos les commissaires et les sergents de ville : les premiers étaient accusés d’avoir recours plus qu’ils ne l’auraient dû aux services des seconds – notamment pour opérer des arrestations – tandis que ceux-ci se seraient permis de prendre des décisions au-dessus de leurs prérogatives, telle que la mise en liberté d’un prévenu 821 . Ces conflits entre agents subalternes se répercutaient dans la hiérarchie policière et pouvaient aboutir à des désaccords entre, par exemple, le préfet et le commandant des forces armées.

Il existait également d’autres types d’oppositions, plus terre à terre, qui étaient conflits de pouvoir et de personnes. Il faudrait approfondir ce point afin de mieux connaître les relations unissant les hommes du pouvoir. En haut de la hiérarchie, princes, comtes et barons se côtoyaient au travail et certainement au dehors lors de réceptions mondaines. Etudier les rapports de force entre ceux, héritiers d’un passé prestigieux, et ceux, promis à un avenir brillant, serait indispensable, tout autant que découvrir les coteries et les luttes d’influence entre élites anciennes et bourgeoisies ascendantes 822 . Il existait une stricte hiérarchie entre ces personnes : dans le premier quart du siècle, le préfet du Rhône et le maire de Lyon appartenaient à la noblesse, ancienne ou nouvelle ; le regard qu’ils se portaient mutuellement était forcément différent de celui qu’ils pouvaient porter sur le premier magistrat de La Guillotière – pas loin d’appartenir au vulgum pecus. Autant de pistes inexplorées donc. Toutefois, nous pouvons nous arrêter quelque peu sur un document faisant état des luttes de pouvoir internes à la police 823 . Un rapport anonyme du début du Second Empire épinglait un certain Bergeret, chef de la police politique et homme clé de cette époque. Sans complaisance, l’auteur du rapport présentait Bergeret sous les traits d’un potentat local qui aurait fait la pluie et le beau temps dans les bureaux de la police lyonnaise. Peu de voix auraient osé s’élever contre lui, tant il semblait inamovible, au contraire du préfet ou du secrétaire général. On nous apprend qu’un commissaire central aurait été l’adversaire personnel de Bergeret qui l’aurait fait espionner par ses agents et fait « tomber » en jetant en pâture ses vices les mieux cachés. Il était également encore question de tentatives de court-circuiter le pouvoir préfectoral en ne faisant pas parvenir au préfet certains rapports, Bergeret cherchant par tous les moyens à « […] conserver son importance ». Si ce document dit vrai, il fait état des ravages du pouvoir personnel et des conflits qu’il entraîne ; si ce document est un tissu de mensonges, le résultat ne varie guère : la calomnie aurait servi alors à déstabiliser un adversaire. Quelque soit le cas de figure considéré, la réalité des luttes d’influence était indéniable – même sous un régime fort et ne connaissant pas alors de réelle opposition – et entravait nécessairement la bonne marche de la police. Dans le même ordre d’idée, beaucoup d’affaires touchèrent les commissaires de police, obligeant quelques uns à se justifier en criant au complot. Les périodes durant lesquelles les régimes vacillèrent, tombèrent et furent remplacés par d’autres furent évidemment propices à ce genre de campagnes. N’a-t-on pas lu la lettre d’un commissaire écrite vers 1814-1815 pour se plaindre auprès du préfet des inimitiés que certains lui portaient et qui ‘«’ ‘ […] travaill[ai]ent à [lui] nuire’ 824  » ?

Le pamphlet rédigé contre Bergeret pointait un aspect des luttes d’influence que l’on rencontrait fréquemment, celui de la rétention d’informations pourtant dues à des « collègues ». Le résultat d’une telle manière d’agir était d’entraver la bonne circulation de l’information entre les différentes têtes de l'exécutif. Par exemple, à la fin du 1er Empire, afin de décharger les agents de leur travail, les employés de l’octroi furent autorisés à vérifier les passeports. Une dizaine d’années plus tard, le procureur du Roi, n’étant toujours pas au courant de cette pratique, avait arrêté un de ces employés pour exercice illégal de la police 825 … Plus étonnante encore était l’apparente absence de coordination entre les services de police au moment de la mise en place du corps des sergents de ville. En effet, ce ne fut que la veille que le secrétaire général crut bon d’avertir les commissaires que, le lendemain, des sergents de ville iraient sillonner leur arrondissement ; à toute fin utile, il leur précisait qu’ils pourraient les distinguer à leur brassard bleu 826 . Pouvait-il réellement ne s’agir que d’un oubli ?

Notes
820.

ADR, 4 M 178, Lettre du commissaire de police de La Guillotière au commandant de la gendarmerie, 21/05/1819.

821.

Voir, par exemple, ADR, 4 M 3, Lettre du préfet du Rhône au commissaire de police de la Part Dieu, 20/05/1867, et réponse de ce dernier du 21/05/1867.

822.

Ainsi, le préfet de police Sainneville aurait été favorable au parti libéral tandis que le comte de Fargues, maire de Lyon, aurait donné sa préférence aux ultras. D’après Philippe PAILLARD, « L’organisation… », art. cit., p. 47.

823.

ADR, 4 M 17, Rapport anonyme sur la police lyonnaise, sa [préfecture ?], sd [1852-1853].

824.

ADR, 4 M 39, Lettre du commissaire de police de Vaise au préfet du Rhône, sd [1814 ou 1815].

825.

ADR, 4 M 17, Lettre d’un employé de l’octroi au préposé en chef de l’octroi, 26/08/1823, et lettre du préfet du Rhône au procureur du Roi, 30/08/1823.

826.

AML, I1 1, Lettre du secrétaire général pour la police aux commissaires de police de Lyon, 09/1851.