Des effectifs ridicules

Jusqu’au début des années 1850, les forces de police étaient trop faibles. Comment arriver à tisser un maillage performant du territoire urbain avec aussi peu de commissaires ? Sans compter que le nombre des agents resta insuffisant, non seulement pour maintenir l’ordre, mais également pour faire fonctionner convenablement un commissariat. Quand l’agent était en tournée et le commissaire appelé à l’extérieur, les habitants ne trouvaient personne à l’office 831 . En 1819, le commissaire Rousset vint supplier le lieutenant général de bien vouloir lui donner les moyens d’exercer la police de sûreté, c’est-à-dire de lui fournir quelques hommes compétents susceptibles de surveiller les lieux publics, de rechercher malfaiteurs et vagabonds et de faire le travail que ses deux agents ne pouvaient remplir, étant occupés à la surveillance de trois marchés et devant tous les cinq jours être de station à l’hôtel de ville 832 . Cet exemple est révélateur des manques de la police : il était impossible à un commissaire épaulé d’un ou deux agents de remplir sa triple fonction (polices de sûreté, municipale et judiciaire). De nombreux incidents se déroulaient dans le quartier sans qu’il y eut suffisamment de fonctionnaires aptes à intervenir – et, s’ils intervenaient, ils n’étaient pas à l’abri de recevoir de méchants coups 833 . Rousset se plaignit de l’état de fatigue extrême de ses agents qui tombaient régulièrement malades, ce qui entravait encore un peu plus son action. Les effectifs étaient donc trop faibles, d’autant plus que les quartiers de police n’avaient pas tous une superficie identique et que certains étaient vraiment vastes 834 . Ainsi, en 1818, celui de Louis le Grand s’étendait de la place Bellecour à l’extrémité sud de la Presqu’île, au confluent du Rhône et de la Saône. Comment surveiller un tel espace à deux 835  ? Que faire lorsque, trois fois par semaine, l’agent se retrouvait pris par d’autres services et qu’un événement quelconque se produisait 836  ? Et certains d’en conclure que la ‘«’ ‘ […] démarcation [des commissariats] a été faite sans aucun calcul et sans soins’ 837  ». La répartition des agents dans chaque quartier avait effectivement été réalisée de façon mécanique, sans qu’il y eut de réflexion préalable sur la nécessité d’accorder, temporairement ou non, plus d’agents à tel ou tel commissariat en fonction des espaces et des événements. Au final, l’appréciation était dure : ‘«’ ‘ […] que peuvent les commissaires de police, même les plus zélés et les plus capables ? ’ 838  ». La conséquence de ce faible effectif était que les commissariats ne pouvaient effectuer tout le travail qui leur incombait : les affaires en cours étaient rarement menées à leur terme car sans cesse submergées par d’autres affaires nouvelles.

L’enquête de 1826 nous permet de dresser un tableau du nombre d’habitants par policier 839  :

Tableau n° 15 : Nombre d’habitants pour un policier par quartier de police en 1826
Quartiers Nombre d’habitants Habitants par policier
Vaise 4 500 / 4600 2 250/2 300
La Guillotière Nord 6 000 3 000
La Guillotière Sud 8 000 / 9 000 4 000/4 500
La Croix Rousse 9 000 4 500
Palais des Arts 9 604 4 802
Pierre Scize 12 000 6 000
Port du Temple 12 000 / 13 000 6 000/6 500
Hôtel de Ville 13 417 6 708,5
Louis le Grand 18 000 9 000
Métropole 19 000 / 20 000 9 500/10 000
Jardin des Plantes 20 274 10 137
Halle aux Blés 25 000 12 500
Hôtel Dieu 28 000 14 000

Avec un commissaire et un agent par quartier, les comptes sont rapides. Il est inutile de pointer les arrondissements les moins surveillés tant le travail policier diurne était au mieux difficile et au pire impossible quel que fût le quartier considéré. Là où le nombre d’habitants pour un policier était le plus faible, l’espace à surveiller était trop important ; inversement, dans un petit quartier, comme celui de la Halle aux Blés, la surpopulation empêchait un travail efficace. Quand à l’activité policière nocturne, rappelons que seule une trentaine de surveillants arpentait les rues de la ville – soit environ un agent pour 5 276 habitants ! Et pourtant, la loi du 27 pluviôse an 8 était formelle : dans les villes de plus de 10 000 habitants, ‘«’ ‘ il y a un commissaire de plus par 10 000 habitans [sic] excédant les premiers 10 000 ’». Même si elle était imprécise et, partant, diversement appréciée, on conviendra facilement que Lyon ne la respectait pas, au contraire des faubourgs. Appliquée à la lettre, onze commissaires supplémentaires auraient dû être nommés. Alors que la population n’eut de cesse d’augmenter, jamais le nombre d’agents ne fut assez élevé et ce, malgré les efforts du Second Empire. A cette époque, les effectifs des commissaires et agents de police étaient les mêmes dans toutes les villes de France, à quelques exceptions près. Mais il est clair que Lyon n’était pas la ville la mieux lotie. Ses effectifs étaient supérieurs à ceux de Marseille, qui possédait pourtant 18 commissaires et 41 agents : grâce au corps des sergents de ville, il y avait alors en moyenne un policier pour 905 habitants contre un pour 1 893 habitants dans la cité phocéenne 840 . La police était bien plus présente à Lyon que dans la plupart des villes européennes ; à Düsseldorf, par exemple, on totalisait, en 1864, un policier pour 2 878 habitants 841 . A toujours comparer nos chiffres – et plus largement le système policier lyonnais – avec ceux de Paris ou de Londres, on oublie la faiblesse de l’organisation policière dans la majeure partie du continent. Il n’en reste pas moins vrai qu’en 1848-1849, Liverpool avait un policier pour 425 habitants et Manchester un pour 633 842 … Chiffres que Lyon n’atteignait toujours pas à l’aube de la Troisième République – même si l’encadrement policier avait encore progressé (un fonctionnaire de police pour 709 habitants 843 ).

Les effectifs dérisoires de Lyon étaient jugés catastrophiques dans les faubourgs – du moins dans la première moitié du siècle. Lorsque Lyon cherchait à obtenir la direction des polices de son agglomération en souhaitant organiser une réunion quotidienne avec les commissaires des faubourgs, le maire de La Guillotière opposait la réalité du terrain 844 . L’unique commissaire à sa disposition jusqu’en 1825 devait surveiller journellement un territoire de quinze kilomètres de circonférence (comprenant la route de Grenoble, l’un des axes les plus fréquentés d’alors) pour une population sans cesse grandissante et extrêmement mobile. Tout son temps était pris par l’inspection des lieux publics et par la réunion quotidienne qu’il devait avoir avec le commissaire général puis le lieutenant de police. S’il fallait qu’il assistât aux audiences du maire, non seulement il n’aurait plus eu le temps de faire son travail mais il aurait été continuellement absent de son quartier.

Cela étant, nous l’avons vu, si Lyon devait faire face à une urgence, l’armée était sommée d’intervenir. Cependant, elle n’avait pas toujours eu ses rangs suffisamment garnis. Au début de l’année 1821, suite à l’attentat qui eut lieu au Palais du roi, le maire de Lyon s’alarma : que ferait la ville en cas de problème sachant que la garnison ne comprenait que 2 400 hommes sur 4 000 et que la moitié étaient inoccupés 845  ?

Notes
831.

Sous le Second Empire, un secrétaire était de permanence.

832.

ADR, 4 M 1, Lettres du commissaire de police Rousset au lieutenant général, 03/08/1819 et 24/08/1819.

833.

En 1822, le commissaire de police de La Guillotière, voulant disperser un rassemblement, fut agressé faute de soutien ; le garde champêtre était à Grenoble pour témoigner au tribunal et ses deux agents se trouvaient en des points éloignés d’un quartier comprenant alors toute la rive gauche du Rhône. ADR, 4 M 2, Lettre du commissaire de police de La Guillotière au maire du faubourg, 19/08/1822.

834.

Voir les cartes présentées au chapitre VI.

835.

Ce n’était pas le garde-champêtre de Perrache qui pouvait, à lui seul, apporter une aide décisive ; seuls les surveillants de nuit pouvaient éventuellement leur prêter main-forte.

836.

ADR, 4 M 1, Lettre du commissaire de police de Louis le Grand au lieutenant général de police, 19/05/1818.

837.

Id., Rapport de l’adjoint au maire de Lyon en charge de la police au préfet du Rhône, 07/05/1821.

838.

ADR, 4 M 2, Rapport sur la police de Lyon, sa [préfecture ?], sd [1824].

839.

Nous ne prenons en compte que les commissaires et leurs agents. En ce sens nous n’avons pas comptabilisé les divers inspecteurs, les secrétaires de police et les agents laissés en réserve. En suivant ce calcul, on trouverait un policier pour 936 habitants en 1808 et un pour 567 en 1851 – ce qui me semble déformer quelque peu la réalité du terrain. En revanche, ce calcul est intéressant en ce qu’il montre l’importance de l’administration policière. Cf Florent PRIEUR, Le maintien…, op. cit., f° 70.

840.

Les chiffres pour Marseille sont donnés par Clive EMSLEY, Policing…, op. cit., p. 95).

841.

Cf. Elaine Glovka SPENCER, Police…, op. cit., pp. 44-60.

842.

Ces chiffres restent révélateurs même si Clive Emsley paraît avoir comptabilisé tous les employés de la police. Clive EMSLEY, Policing…, op. cit., p. 96.

843.

D’après ADR, 4 M 3, Arrêté du ministre de l’Intérieur, 19/12/1871.

844.

ADR, 4 M 1, Lettre du maire de la Guillotière au préfet du Rhône, 17/09/1813.

845.

ADR, 4 M 172, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 07/02/1821.