Des travaux d’écriture difficilement applicables

Comment faire appliquer le quadrillage si le pouvoir estimait que, par exemple, les commissaires étaient aussi peu dignes de confiance que les logeurs ? Ceux-là étaient obligés de tenir des registres, sortes de doubles de ceux des logeurs, mais ils les tenaient “aussi bien” que ceux-ci. Régulièrement, tous les deux ou trois ans, le préfet se voyait dans l’obligation d’écrire aux maires de Lyon et des faubourgs pour que les lois fussent enfin appliquées. Ses courriers s’alarmaient soit du retard pris dans l’envoi mensuel de l’état des étrangers, soit d’erreurs relevées dans ces mêmes états. Aux archives municipales 846 , nous retrouvons cette correspondance, pour la seule mairie de La Croix Rousse, de 1821 à 1825, en 1827, 1832 (deux fois) et 1835… Et lorsque les envois arrivaient enfin à leur destinataire – souvent sur un papier à lettre non conforme – le laconisme des commissaires focalisait les critiques. Les raisons de ce « laisser-aller » rejoignaient celles concernant les tenanciers : ils n’avaient pas l’habitude de gérer autant de registres. Et de fait, ceux qui nous sont parvenus sont, pour nombre d’entre eux, au mieux lacunaires au pire illisibles. Et cela n’était pas propre aux garnis ; tant d’autres écrits pourraient être cités, à l’image de ces registres comprenant l’ensemble des petits métiers du quartier des Célestins, tenus sans logiques, sans dates précises, composés d’ajouts et de rature. Il n’existait pas de politique homogène relative à leur tenue et, au début des années 1840, si le commissaire du quartier des Célestins présentait son registre selon l’ordre alphabétique des rues, celui de Villeroy optait, certes, pour un même mode de classement mais par noms de logeurs ! Le pouvoir fournissait des modèles aux commissaires afin qu’ils classent différentes informations. Il se plaçait du côté du savoir descriptif et, ainsi, les modèles qu’il fabriquait étaient divisés en cases de plus en plus précises demandant à être remplies soit avec peu de mots soit avec des chiffres. Souvent, les commissaires renvoyaient leurs réponses en n’ayant qu’imparfaitement suivi les modèles, débordant sur différentes cases et écrivant beaucoup. Il semblerait donc qu’ils aient encore été en partie du côté de la narration car ils produisaient du récit. Leur appropriation des consignes d’écriture leur permettait de composer avec les modèles imposés, sans qu’ils eussent conscience de mal remplir leurs fonctions 847 . D’où une mésentente entre le haut et le bas de la hiérarchie policière jusque vers les années 1880 848 – période à laquelle les autorités terminèrent « l’éducation » de leurs agents.

Concernant les garnis, les tournées obligatoires, qu’ils devaient assurer pour compléter leurs travaux d’écriture, se faisaient rares. Lorsque le commissaire central décida de vérifier lui-même leur régularité et leur efficacité, il obtint ‘«’ ‘ […] la certitude que les logemens [sic] [n’étaient] pas surveillés’ 849  ». Les rondes, théoriquement routinières, devenaient de véritables missions lancées sur ordre du préfet, loin de la conception initiale du quadrillage. Mais, de son côté, la préfecture ne tenta pas de faciliter réellement le travail des commissaires. Les ordonnances restaient complexes, demandant la maîtrise de compétences pas forcément partagées par l’ensemble du personnel de police. En 1833, un effort louable fut entrepris afin de définir plus précisément les différentes catégories de logeurs mais, parallèlement, les modes de contrôle se complexifièrent. Un an plus tard, nouvelle réévaluation, mais dans un axe différent ; seconde révolte des canuts oblige, les mesures furent prises dans l’urgence et de façon quelque peu désordonnée, l’idée même de quadrillage, pourtant essentielle, semblant être provisoirement abandonnée. Bref, les ordonnances se succédèrent rapidement, chacune se trouvant sensiblement différente de la précédente, et les commissaires devant modifier leurs façons d’agir en fonction de ces changements – du moins en théorie car on comprend combien l’application de ces textes était aléatoire.

Avec le temps, les travaux d’écriture devinrent-ils davantage familiers aux commissaires ? Il serait nécessaire d’étudier comparativement les différents registres selon les périodes afin de mieux comprendre la manière dont ces fonctionnaires s’acquittaient de leur tâche et s’ils ne devenaient pas de plus en plus « paperassiers » ; pour ce faire, il aurait fallu pouvoir retrouver des registres postérieurs aux années 1850-1860. Toujours est-il que, jusqu’à cette période, les commissaires tenaient leurs registres comme ils l’entendaient et ne suivaient que très vaguement les consignes venues d’en haut 850 . Ce que nous savons des récapitulatifs et autres notes de synthèses confirme cela. Il semble surtout certain que, bien mieux que le pouvoir central, le commissaire avait compris la vanité de règlements qui ne pouvaient être qu’imparfaitement appliqués. De plus, son attitude vis-à-vis des logeurs était sans doute biaisée du fait que ceux-ci étaient des informateurs privilégiés de la police 851 .

Notes
846.

AML, 3 WP 122 et 124.

847.

Leurs façons de faire leur convenaient certainement ; en revanche, ils pouvaient très bien être conscients que leurs habitudes déplaisaient au pouvoir. Malheureusement, si on peut la deviner, on ne peut pas mesurer la liberté qu’il prenait délibérément avec les consignes venues d’en haut.

848.

En 1886 encore, le ministre de l’Intérieur s’emportait contre des registres peu clairs : « Ces registres s’emplissent au jour le jour, pendant des années, sans qu’aucun point de repère vienne en rendre la lecture facile, et dans les grands centres surtout, les recherches finissent par devenir absolument impraticables ». ADR, 4 M 18, Circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets, 28/11/1886.

849.

ADR, 4 M 455, Lettre du commissaire central au préfet du Rhône, 24/03/1833.

850.

En 1832, on déplorait que les relevés des logeurs des commissariats étaient apportés à la Préfecture par des coursiers occasionnels appartenant aux menus (décrotteurs par exemple) qui « [...] colportent dans les lieux publics les pièces qu’ils annoncent tenir de la police, lesquelles, si elles ne sont perdues, ne parviennent que tardivement et sont souvent dans un état de mal-propreté [sic] intolérable ». Id., Lettre du préfet du Rhône au maire de Lyon, 17/02/1832.

851.

N’était-il pas demandé aux logeurs, et ce dès 1790, « […] de prévenir dans nos Bureaux de police, toutes les fois que lesdits étrangers donneroient [sic], de quelque manière que ce soit, des doutes et des soupçons sur leur conduite ». AML, I1 167, Ordonnance de police municipale concernant les auberges, hôtels et chambres garnies, 21/05/1790. Voir aussi ADR, 4 M 3, Rapport confidentiel sur le service de la police municipale rédigé par le chef de la 3ème division de police et adressé au préfet du Rhône, 16/02/1853.