Des habitudes policières malheureuses

Sur de nombreux points, la théorie ne pouvait être appliquée ; mais pouvait-il en être autrement ? D’une part, les effectifs policiers étaient insuffisants et les mentalités en décalage avec le projet et, d’autre part, les options prises par le pouvoir n’avaient pas toujours été des plus heureuses. Nous avons déjà pointé la limite du quadrillage qu’était le respect du domicile privé. Il est clair que ce respect entrava longtemps les autorités. Quand en 1820 le maire de Lyon apprit qu’une femme se servait de son domicile pour abriter un bordel secret, il ne sut que faire et écrivit son désarroi au préfet : ‘«’ ‘ [indiquez] une marche au moyen de laquelle il me soit possible de concilier le respect dû à la législation avec l’intérêt non moins puissant des bonnes mœurs […]’ ‘ 857 ’ ‘ ’». Une partie des délits restaient ainsi impunis ou mettaient des mois à être résolus.

D’autres obstacles se dressaient encore quotidiennement dans la mise en place du quadrillage. A choisir des commissaires de police qui n’étaient pas natifs de Lyon pour éviter les querelles de partis, le pouvoir hérita d’hommes méconnaissant la ville, peu perméables à son opinion et n’y faisant pas toujours leur carrière 858  ; le passage éclair de certains fonctionnaires à un poste lyonnais fut la source de reproches fréquents et répétés. Et d’erreurs idiotes – comme se faire berner dans son propre quartier par des individus déclarant de fausses adresses. De ces griefs émanant du maire, force est de constater qu’ils étaient plutôt bien vus, n’en déplaisait aux représentants de l’Etat persuadés du contraire. Toutes les nominations de commissaires ne nous sont pas connues car beaucoup de fonctionnaires eurent à peine le temps d’arriver à Lyon que déjà ils devaient repartir sur un nouveau poste. En août 1848, le commissaire de police Telmon fut nommé à Lyon et, quelques mois plus tard, il était muté sur Marseille alors qu’il ne s’y attendait pas. Bel exemple du fonctionnaire à la merci des nominations et obligé de demander un secours pour pouvoir parer aux frais de déplacement de sa famille 859 . Devoir changer de quartier tout en restant dans la même ville semblait être encore plus difficile, car le regard de la population se faisait alors suspicieux – du moins était-ce l’interprétation d’un commissaire : ‘«’ ‘ […] anciennement j’avais resté huit ans dans le même arrondissement avec l’estime générale d’où aujourd’hui vous me sorté sans me donner le temps même de me reconnaître, comme si je n’avais qu’a emporter mon bonnet de nuit. Sans doute l’on va dire dans le monde que j’ai demerité, que j’ai concussionné, et ! que sais je ce que la calomnie ne dira pas […] [sic]’ ‘ 860 ’ ‘ ’».

En cas de décès, maladie ou départ, l’arrondissement vacant était confié, dans l’attente d’une nouvelle nomination 861 ou d’une rémission, au commissaire de police voisin. Cet « intérim » se prolongeait souvent plus que nécessaire et le commissaire nommé provisoirement ne pouvait s’occuper convenablement d’un quartier supplémentaire ayant déjà fort à faire avec le sien. On ne s’étonnera donc pas de ce que le commissariat de Croix Rousse Saint Clair fût vacant pendant la plus grande partie des années 1850. Ajoutons que, lorsque les commissaires changeaient de poste, ils emportaient souvent les archives avec eux, ne facilitant pas la mise en application du quadrillage qui reposait sur la transmission des données.

Enfin, même si tous les commissaires recevaient de semblables directives, chacun était maître de ses actions au sein de son quartier. Il n’y avait pas toujours de politique unanime : pendant que l’un faisait la chasse aux vagabonds, l’autre s’occupait des débits de boissons et un dernier passait le plus clair de son temps à rédiger des enquêtes de commodo/incommodo. On nous répondra que cela est normal dans le sens où chaque arrondissement de police possédait sa propre spécificité. Sans doute. Mais cela posait un certain nombre de problèmes aux commissaires. Sous la Restauration, celui du Palais des Arts cherchait à faire disparaître tous les étalagistes de son quartier ; ceux-ci s’y opposèrent vigoureusement sous le prétexte que, dans les autres quartiers, on ne leur faisait aucune remarque 862 . La sévérité dans l’application d’une ordonnance n’était pas partout uniforme, selon que le commissaire cherchait ou non la conciliation 863 . Le quadrillage de la ville était alors imparfait et les critiques ne manquaient pas de pleuvoir sur les fonctionnaires de police.

Notes
857.

ADR, 4 M 508, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 25/11/1820.

858.

ADR, 4 M 1, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 16/10/1820.

859.

AML, 517 WP 21, Lettre du commissaire de police Telmon au maire de Lyon, 02/01/1849.

860.

Id., Lettre du commissaire de police Rognon [Célestins ?] au maire de Lyon, 25/07/1832.

861.

Encore fallait-il qu’un remplaçant fût nommé. Vaise attendit plus de trois mois une nomination… Cf. ADR, 4 M 39, Lettre du maire de Vaise au préfet du Rhône, 21/06/1814.

862.

AML, I1 116, Correspondance du commissaire de police du Palais des Arts, 12/04/1848.

863.

Nous verrons dans la quatrième partie qu’il avait tendance à régulièrement travailler au cas par cas.