Une crise de confiance généralisée

Hélas ! pour le pouvoir, le discrédit ne touchait pas seulement les commissaires mais englobait tous les acteurs du système policier, depuis les agents et les surveillants de nuit jusqu’aux logeurs !

Les agents n’étaient effectivement pas épargnés par la critique. On reprochait à leurs supérieurs de les utiliser pour des opérations ne relevant pas de leurs compétences. Lorsque le maire de Lyon demanda à un commissaire pour quelle raison une telle avait été arrêtée, il s’entendit répondre : « […] je ne sais ce que c’est, demandez le [sic] à mon agent ». Là où le bât blessait, c’était justement que les auxiliaires de police ne jouissaient pas toujours d’une excellente réputation ; toujours pour le maire de Lyon, ils ‘«’ ‘ […] n’ont ni les connoissances [sic] ni l’aptitude convenable pour remplacer l’officier public dans ses fonctions’ ‘ 872 ’ ‘ ’». Il est vrai que quelques agents auxquels un commissaire demandait de remplir un registre étaient illettrés. Plus grave encore, on leur adjugeait trois vices : l’amour de l’argent, l’amour des femmes et l’amour du vin. Autant de vices aisés à assouvir quand on devait surveiller les bordels et les cafés… Pénurie d’agents, mésentente entre eux et leur commissaire : en 1830 Séranne de Vévres fit un constat bien amer de la situation : ‘«’ ‘ […] depuis quatre ans que je suis commissaire de police à Lyon j’ai eu 4 agents un est mort de maladie à l’hôpital et l’autre est encore avec moi depuis 18 mois mais malade chez lui, les deux autres étaient des ivrognes finis et des concussionnaires […]’ ‘ 873 ’ ‘ ’». Un dernier problème les concernant, mais pas des moindres : les agents n’habitaient pas toujours dans leur arrondissement. En 1818, celui du quartier Louis le Grand – qui comprenait Perrache – logeait à l’autre bout de la Presqu’île, place des Terreaux 874  ! En 1857, puis en 1864, de telles aberrations subsistaient encore 875 . Le temps perdu pour se rendre dans leur arrondissement d’exercice rendait caduque toute possibilité d’intervention rapide en cas de besoins urgents. Confrontés à l’incompétence, certains commissaires ne méritaient guère la réputation que leur accordait l’administration car ils n’hésitaient pas à prendre en charge la totalité des affaires concernant leur quartier : ‘«’ ‘ Ayant acquis la conviction que dans les affaires délicates, nous ne pouvons pas employer nos agents qui la plupart du temps nous donnent des renseignements incomplets, inexacts et surtout tout à fait contraire à la vérité, je suis allé en personne aux informations’ 876  ». Un climat général de défiance nuisait à la bonne marche de la surveillance policière.

Ce qui précède renvoie à tout un ensemble de fautes plus ou moins graves qui certes entravaient le service mais ne l’empêchaient pas. Ce qui suit est beaucoup plus sérieux et fait référence aux agents qui, comme les commissaires, adoptaient une attitude contraire à leurs fonctions. Certains étaient des escrocs à la vie aventureuse, à l’image de Peluche, spécialiste de la banqueroute frauduleuse, devenu commissaire du quartier de la Métropole (1818-1823) en usurpant l’identité d’un Richard, chirurgien à Noyon. Les plus nombreux étaient plus simplement concussionnaires, ne rechignant pas à se faire payer leurs services et leurs silences. La frontière était fine entre ceux qui étaient de véritables « pourris » et ceux qui s’intégraient dans une relation ancienne avec les débitants et logeurs basée sur un usage des étrennes (jusqu’à 800 et 1 000 francs par quartier) 877 . Généralement, les autorités parmi les plus compréhensives laissaient opérer les seconds – il s’agissait essentiellement de faire payer aux particuliers ‘«’ ‘ […] les avis favorables délivrés pour l’obtention d’une carte de sûreté, d’un livret ou d’un passeport’ 878  » –, en revanche elles combattaient les pratiques des premiers dont la philosophie de la police pouvait se résumer ainsi : ‘«’ ‘ tout ce qui paye est protégé et laissé au repos, tandis que le contraire arrive a [sic] qui ne contribue pas’ 879  ». C’est une fois de plus poser la question de la faiblesse des rétributions des commissaires puisque ceux ‘«’ ‘ […] qui sont père de famille, pour subvenir aux besoins de leurs enfants, altèrent leur patrimoine et n’ont pas même l’espoir d’une retraite lorsque l’âge et les infirmités les auront rendus nuls’ 880  ». Il y avait alors des moyens de se constituer un petit pécule en faisant payer les prostituées en échange d’une dispense de visite sanitaire, les tenanciers de jeu en fermant les yeux sur leurs activités pourtant prohibées, les ambulants en les laissant faire étalage de leurs marchandises sur la voie publique. A titre d’exemple, un agent de police demandait cinq francs à chaque prostituée de son quartier et ce tous les huit ou quinze jours 881  ; la somme devenait vite coquette, surtout pour un agent. Mais chaque médaille a son revers : les fonctionnaires se livrant à de telles pratiques finissaient par être déconsidérés par une partie de la population. Sardaillon, commissaire à La Guillotière entre 1821 et 1823, n’eut pas à connaître le discrédit car, sous prétexte de prendre un congé, il en profita pour fuir à l’étranger et échapper à ses créanciers…

Quel crédit accorder également aux surveillants de nuit – ‘«’ ‘ […] branche morte qui ne peut plus porter de fruits’ ‘ 882 ’ ‘ ’» ? Ils ne pouvaient être des auxiliaires de police efficaces, du moins jusqu’au début des années 1840. En effet, hommes du peuple, souvent artisans, ils remplissaient leur fonction en complément de leur travail afin de pouvoir nourrir correctement leur famille. Travaillant le jour, et devant opérer la surveillance de la ville la nuit, la fatigue se faisait vite sentir. Le service de nuit restait le parent pauvre de la surveillance. On comprend aisément pourquoi le corps fut transformé en garde municipale.

Les surveillants de nuit basaient leur travail sur le regard. Cette technique ancienne n’était plus en phase avec les exigences d’une police moderne et dénoncée comme archaïque. Ce qui était reproché aux surveillants l’était à l’ensemble de la police ostensible et, sous le Second Empire, les sergents de ville ne fonctionnaient pas autrement qu’avec le regard. D’autres exemples peuvent accréditer la thèse d’un décalage existant entre nouvelles techniques du pouvoir et vieilles méthodes policières. Citons ce traité de police moderne qu’un certain Alletz publia en 1823 et qui se retrouve dans nombre de bibliothèques des commissariats lyonnais au XIXe siècle. Certains passages de ce livre destiné à expliquer aux agents de police comment faire leur travail posaient des questions anciennes ou en voie de disparition. Il était notamment conseillé aux commissaires de ne pas répandre l’alarme dans la population et de faire attention aux rumeurs concernant notamment la crainte de la disette et les enlèvements d’enfants 883 – ces deux points étant explicitement des références d’Ancien Régime.

Contre l’utilisation du regard par sa police ostensible, le pouvoir privilégia une police secrète, souhaitée moins pataude. Celle-ci était jugée utile aussi en raison du manque de discernement politique caractéristique des commissaires. ‘«’ ‘ En novembre 1848, au moment où toutes les sociétés secrètes se préparaient ouvertement à une guerre sociale, et attendaient avec impatience le signal qui devait leur être envoyé de Paris, les commissaires de police constataient dans leurs rapports une tranquillité parfaite’ 884  ». Et encore, ne s’agissait-il ici « que » de police politique, mais que dire lorsque le pouvoir ne faisait plus confiance à ses agents quelle que fût la branche de police concernée ? On dénonçait des commissaires travaillant en mésintelligence avec les autorités, se conduisant en souverains de leur quartier et ne tolérant aucune autre autorité que la leur : ‘«’ ‘ […] ils sont trop rapprochés les uns des autres, leur autorité se croise, la susceptibilité s’en mêle, si l’un d’eux par obligation, opère sur l’arrondissement du voisin, l’on se fâche, l’on se pique, et tout va mal’ ‘ 885 ’ ‘ ’».

Autres personnes dont le crédit confiance n’était pas au plus haut : les indicateurs et les « aides obligés » des policiers tels que les logeurs. Ceux-ci étaient les premiers incriminés ; on les considérait en effet plus prompts à aider les délinquants que la police. Les malfaiteurs n’avaient qu’à se dire déserteurs ou émigrés ‘«’ ‘ [...] et alors ceux qui les logeaient avaient grand soin de les avertir au moment où le commissaire venait faire sa ronde, afin qu’ils puissent échapper à sa vigilance’ ‘ 886 ’ ‘ ’». Les logeurs ne faisaient pas qu’abriter le désordre, ils l’entretenaient. Aussi, les reproches se multipliaient à l’envi. En 1831, par exemple, le préfet dressa la liste des erreurs ou omissions qui polluaient les registres : le nom de l’établissement n’était pas noté, les prénoms des logés étaient manquants ou précédaient les noms, les cases réservées à l’âge et à la profession n’étaient pas toujours remplies, celles relatives à la provenance et à la destination des voyageurs jamais 887 . Mais il ne faudrait pas perdre de vue que les registres que devaient remplir les logeurs étaient assez complexes, et que ceux-ci ne savaient pas toujours bien lire et écrire – ‘«’ ‘ à Lyon, la plupart des logeurs en garnis ne savent ni l’un ni l’autre, aussi les registres sont-ils généralement fort mal tenûs [sic] et les noms incorrectement transcrits’ ‘ 888 ’ ‘ ’» – et n’avaient pas une grande habitude du papier. De même, les logés ne possédaient pas toujours sur eux leurs papiers d’identité et les loueurs de chambres, s’ils souhaitaient que leur activité fût rentable, ne les refusaient pas. Il fallait donc forcer les – mauvaises – habitudes des logeurs et leur inculquer la rigueur. Aux yeux du pouvoir, trop nombreux étaient ceux qui ressemblaient à Berger, ‘«’ ‘ [...] logeur indocile [qui] n’est ni un malveillant, ni un malhonnête homme, mais [qui] est ainsi que sa femme d’une indolence et d’une négligence que rien ne peut vaincre’ ‘ 889 ’ ‘ ’». Finalement, au lieu de consacrer tout leur temps à la surveillance des logés, les policiers devaient aussi contrôler les logeurs ; et les différents arrêtés ne manquaient pas de rappeler les articles du Code Pénal sanctionnant les infractions commises par ces derniers 890 . Mais si ces derniers n’obéissaient pas aux arrêtés réglementant leur profession, c’était, pensait le pouvoir, le résultat du laxisme policier qui entraînait des situations regrettables 891 .

Au terme de ce portrait à charge, il serait faux de croire que les autorités ne faisaient que dévaloriser leurs hommes. Mais leur irritation était bien réelle face aux imperfections des agents qui entraînaient inéluctablement de sérieux dysfonctionnements dans la pratique du quadrillage. Etait-il pour autant question d’échec ?

Notes
872.

ADR, 4 M 27, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, sd [1815-1818].

873.

AML, 517 WP 21, Lettre du commissaire de police des Chartreux au maire de Lyon, 28/10/1830.

874.

ADR, 4 M 1, Lettre du commissaire de police de Bellecour au lieutenant général de police, 19/05/1818.

875.

AML, I1 4, Circulaires du préfet du Rhône aux commissaires de police, 20/10/1857 et 17/06/1864.

876.

ADR, 4 M 3, Lettre d’un commissaire du 1er arrondissement de police au maire de Lyon, 14/03/1852.

877.

Id., Rapport confidentiel sur le service de la police municipale rédigé par le chef de la 3ème division de police et adressé au préfet du Rhône, 16/02/1853.

878.

AML, I1 1, Lettre du préfet du Rhône au maire de Lyon, 05/06/1811. Il n’en reste pas moins vrai que le commissaire Hémery aurait réussi à doubler son traitement en ne s’occupant que d’affaires de piquage d’onces. Dans sa réponse datée du lendemain (ADR, 4 M 39), le maire défendit les commissaires et apporta quelques précisions. Ils percevaient de 50 à 75 centimes par avis favorable délivré pour l’obtention d’une carte de sûreté, d’un livret ou d’un passeport ; de trois à quatre francs pour la rédaction de plaintes pour injures et voies de fait.

879.

ADR, 4 M 27, Notices individuelles (agent Trotton), 20/03/1818.

880.

AML, I1 1, Supplique des commissaires de police adressée au maire de Lyon, 06/03/1812.

881.

AML, 517 WP 21, Rapport, sa, sd.

882.

AML, 1160 WP 7, Projet anonyme de réorganisation de la police à Lyon, 08/06/1835. Notons toutefois que la municipalité défendit souvent ce corps. L’efficacité des surveillants de nuit reste à étudier mais il est patent qu’ils furent prétextes à conflits entre les autorités.

883.

Cf. Richard COBB, La protestation…, op. cit., note 1, pp. 201-202.

884.

ADR, 4 M 3, Lettre du secrétaire général pour la police au préfet du Rhône, sd [1852].

885.

ADR, 4 M 1, Rapport de l’adjoint au maire de Lyon au préfet du Rhône, 07/05/1821.

886.

AML, 3 WP 124, Projet pour la police des étrangers adressé au maire de Lyon, sd [ca. 1800].

887.

ADR, 4 M 455, Lettre du préfet du Rhône au maire de Lyon, 16/12/1831.

888.

Id., Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 24/07/1821.

889.

Id, Ibid.

890.

« Art. 73. Les Aubergistes et Hôteliers convaincus d’avoir logé, plus de vingt-quatre heures, quelqu’un qui, pendant son séjour, aurait commis un crime ou un délit, seront civilement responsables des restitutions, des indemnités et des frais adjugés à ceux à qui ce crime et ce délit aurait causé quelque dommage, faute par eux d’avoir inscrit sur leur registre le nom, la profession et le domicile du coupable, sans préjudice de leur responsabilité dans le cas des articles 1952 et 1953 du Code civil.

Art. 154. […] Les Logeurs et Aubergistes qui sciemment inscriront sur leurs registres, sous des noms faux ou supposés, les personnes logées chez eux, seront punis d’un emprisonnement de six jours au moins et d’un mois au plus.

Art. 475. Seront punis d’amende, depuis six francs jusqu’à dix francs inclusivement :

[…] 2° Les Aubergistes, Hôteliers, Logeurs ou loueurs de maisons garnies qui auront négligé d’inscrire de suite, et sans aucun blanc, sur un registre tenu régulièrement, les nom, qualité, domicile habituel, dates d’entrée et de sortie de toute personne qui aurait couché ou passé une nuit dans leur maison […] ».

891.

Ainsi, un rapport de gendarmerie du 10/01/1816 faisait état d’un registre de logeur qui n’avait pas été visé depuis mars 1815, ADR, 4 M 455.