4 - Un échec relatif ? L’exemple de la surveillance des garnis

Au XIXe siècle, le garni était pensé, par le pouvoir, comme un outil fort efficace pour aider la police dans ses recherches. Mais comme ‘«’ ‘ [...] un retard même de quelques heures suffit pour faire perdre les traces de la personne que l’on aurait intérêt à rechercher’ ‘ 892 ’ ‘ ’», et vue la manière dont logeurs et commissaires fichaient les logés, le garni resta un obstacle au travail de la police alors même que son contrôle était destiné à simplifier la tâche de celle-ci. Sans circulation de l’information, à quoi pouvait servir le quadrillage même lorsqu’il s’appuyait sur la technique de l’îlotage ? Tout était en ordre pour que la police fonctionnât, son organisation avait été pensée par le pouvoir, les effectifs augmentés et, pourtant, une partie du système n’était pas opérationnelle du fait du manque de coordination entre les forces de l’ordre et de la jalousie mutuelle qu’elles se portaient. En définitive les ‘«’ ‘ […] résultats doivent être bien faibles, puisqu’ils ne sont dûs [sic] presque toujours qu’à des révélations spontanées ou au hasard ou à la coopération plus ou moins active et heureuse des intérêts particuliers’ ‘ 893 ’ ‘ ’». Dans le cadre spécifique du garni, les problèmes que l’absence de surveillance de ces logements avait pu entraîner étaient nombreux ; nous en citerons un seul, peut-être le moins évident. L’engouement pour la statistique que connut le XIXe siècle amena le pouvoir à compter les étrangers présents sur le sol national. A Lyon, ce comptage s’effectua à partir des relevés des garnis, eux-mêmes réalisés à partir des registres. Les lacunes que comportaient ces derniers touchaient notamment les dates de sortie des logés. Au résultat, les effectifs des logés, et donc des étrangers, étaient artificiellement gonflés 894 .

Finalement, la faillite relative de la surveillance de l’hospitalité en garni n’était que le reflet de celle, plus large, de l’ensemble des techniques de quadrillage mises en place par le pouvoir. La théorie de ces techniques était pensée par des individus sûrs de leur vision totale de la ville et de sa population. Dans l’absolu, elle était un formidable outil de contrôle et de régulation sociale ; dans la pratique, elle se grippait par d’aussi fins que multiples grains de sable – ici « l’indolence » des logeurs, « l’incapacité » des commissaires ou encore l’impuissance des autorités à former convenablement des agents aux nouvelles normes de travail. Et ces grains de sable n’étaient pas uniquement dus à la présence de l’élément populaire dans le processus de surveillance.

Cela étant, peut-on parler d’un échec complet de la technique du quadrillage ? De fait, quelques exemples de réussites pourraient être cités, à l’exemple du travail du commissaire du quartier de la Halle aux Blés qui précisait : ‘«’ ‘ [des] visites se font journellement et […] elles procurent souvent l’arrestation d’individus sans moyens d’existence et sans papiers comme le prouve la feuille des détenus à la chambre de la sûreté’ ‘ 895 ’ ‘ ’». Les chiffres de l’activité policière présentés précédemment vont dans le même sens. La police verbalisait et on peut parfois avoir le sentiment qu’elle ne faisait que cela. Donc, une surveillance s’exerçait malgré tout, tant bien que mal : des registres existaient, des rapports étaient envoyés au préfet ; un contrôle minimum était assuré mais qui, dans la plupart des cas, ne correspondait qu’imparfaitement au quadrillage espéré. Seules les élites n’étaient pas satisfaites et continuaient à exprimer leur peur des populations flottantes. En réalité, leurs peurs ne précédaient pas forcément leur volonté de quadrillage, mais en procédait parfois du fait de son dysfonctionnement. Ces peurs appelaient des pratiques de lutte contre elles, mais ces pratiques les nourrissaient en retour. Finalement, la compréhension était difficile entre le haut de la hiérarchie qui théorisait le contrôle des populations puis prenait peur face à son propre échec, et le bas où les individus étaient plus proches de la gestion humaine et, peut-être, de l’hospitalité. En 1823, la préfecture s’alarma une fois de plus : des hordes d’ouvriers sans emploi, sans moyen d’existence, fréquentant assidûment cabarets et cafés et trouvant naturellement refuge dans les garnis, auraient investi Lyon et la menaceraient des plus grands troubles. A chaque commissaire de police, le préfet envoya ses ordres : il fallait repérer, démasquer et arrêter ces éléments dangereux. L’un après l’autre, les commissaires répondirent à l’autorité supérieure et coupèrent court à tout affolement, non qu’ils réfutent la venue bien réelle d’ouvriers étrangers mais ils affirmèrent que ceux-ci, bien que dépourvus de papiers, furent ‘«’ ‘ […] réclamés soit par des maîtres favorablement connus, soit par d’autres personnes dignes de confiance ’» qui s’engagèrent à ce qu’ils fussent désormais en règle 896 . En conséquence, pour la police, l’incident était clos. On a bien là deux façons opposées de considérer les classes laborieuses ; d’un côté l’ouvrier – ce parfait inconnu – faisait peur et se trouvait assimilé, de manière irrationnelle, à un quasi barbare et, de l’autre, il y avait une véritable habitude à vivre avec le peuple, habitude qui aboutit à une meilleure connaissance du monde populaire 897 .

En 1838, le préfet finissait par avouer, à mots à peine voilés, que le quadrillage de l’hospitalité urbaine était difficile et inapplicable dans sa forme actuelle, notamment parce qu’il s’appuyait trop sur la coopération des logeurs : ‘«’ ‘ Je crois que les propriétaires des principaux hôtels de Lyon pourront se soumettre à cette mesure [tenir des registres et les apporter au commissariat], mais pour les petits logeurs ceux que la police a surtout intérêt à surveiller je ne pense pas qu’il [le commissaire] puisse obtenir d’eux la stricte exécution d’une formalité qui devrait se renouveler chaque jour et qu’il leur serait difficile peut-être de remplir même en leur en supposant la volonté, attendu que la plupart n’ont pas de domestique et qu’ils ne peuvent souvent s’absenter’ ‘ 898 ’ ‘ ’». Aveu d’échec, sans aucun doute, mais qui ne sonnait pas pour autant le glas de cette façon de concevoir le contrôle des populations en général, et de leur hospitalité en particulier.

Sous le Second Empire, rien ne semble avoir changé, mais peut-être que cet état de fait resta propre à Lyon. Au cours des années 1850, un particulier, Léonce Lalanne, s’adressa à la préfecture afin de pouvoir établir ‘«’ ‘ […] un bureau s’occupant spécialement de faire prendre chaque jour, chez les maîtres d’Hôtel, logeurs en garni, en un mot chez toutes les personnes obligées d’avoir un registre soumis au contrôle de la police, le livre à ce destiné afin d’en faire opérer par ses soins le visa » ’; et d’ajouter que ‘«’ ‘ ce genre d’établissement existe déjà à Marseille, Paris et autres villes importantes et rend un grand service en ce sens qu’il évite un dérangement journalier du personnel de l’hôtel ou garni, moyennant une légère rétribution mensuelle’ ‘ 899 ’ ‘ ’». L’échec du projet, même relatif, était réel, et il était significatif que, d’une part cette volonté d’améliorer la technique de surveillance là où justement elle pêchait n’avait pas été mise au point par des individus évoluant au sein de la sphère préfectorale, et que, d’autre part, le pouvoir s’empressa de s’informer de la proposition de Léonce Lalanne.

La surveillance totale aura finalement été l’utopie des élites du XIXe siècle, une sorte d’impossible idéal à atteindre. Le quadrillage avait un coût économique tant il nécessitait un personnel nombreux et qualifié ; la nécessité d’un personnel pléthorique finit par nuire au recrutement de personnes de compétence et de confiance. Pour cela, et pour bien d’autres raisons encore, les élites devaient se rendre à l’évidence : l’institution policière ‘«’ ‘ […] comme tout ce qui vient des hommes ne peut malheureusement pas être parfaite et quelques soient ses efforts, elle ne pourra jamais atteindre tous les malfaiteurs, ni réprimer tout ce qui est nuisible’ 900  ». Le plus important, au bout du compte, était de reconnaître qu’au-delà des inachèvements incontestables la continuité de l’Etat n’était pas entravée ; on peut même évoquer un véritable enracinement qui n’était d’ailleurs pas forcément incompatible avec une certaine latitude laissée, plus ou moins involontairement, aux commissaires de police.

Dans le contexte de projet sociétal global qui était à l’œuvre, la police telle que nous l’avons étudiée n’était pas uniquement politique – contrairement à ce qu’affirme un courant majoritaire de l’historiographie de ces vingt dernières années. Fouché, les espions, la police secrète ont fasciné nombre d’historiens qui n’ont pas voulu voir que ce qu’était le travail principal de la police – travail de proximité avec les administrés – et dans quel environnement politique il s’inscrivait. Car il faut bien s’entendre sur ce qu’on nomme « politique » et ne pas mélanger trois réalités différents : le politique, soit le projet de gouvernement porté par les élites ; la politique qui interférait régulièrement sur le politique en inféodant les hommes chargés de la police à un régime ; le discours politique qui était l’interprétation par les dirigeants des résultats et des carences du travail policier.

Nourri de ses représentations, le pouvoir n’eut de cesse de chercher, tout au long du XIXe siècle, la théorie de gouvernement la plus parfaite, basée sur le quadrillage des hommes, des choses et des espaces les accueillant. S’aidant de nouveaux outils, il élabora une surveillance établie à partir du double jeu de l’inclusion et de l’exclusion. Cet ambitieux chantier de reconfiguration de la société s’appuya notamment sur une police dont on a pu présenter l’évolution et l’activité. Dans son fonctionnement interne, les difficultés organisationnelles ne manquaient pas, la pratique peinait à s’ajuster à la théorie ; le manque de professionnalisation des agents au détriment d’un lien politique fort n’en était pas le moindre des avatars. Malgré tout, une police fonctionnait et était prête à remplir son rôle d’éducation et de répression. Elle n’était pas seule à assurer la visée éducatrice du quadrillage, essentielle pour permettre la sortie du peuple de son état barbare. De l’agencement des formes urbaines aux fêtes officielles, l’espace de la cité et son utilisation servaient de catéchismes à l’usage du peuple.

La police, dans le sens large du terme, avait vocation d’éduquer les populations dans leur quotidien ; les normes s’enracinaient dans un vécu commun. L’apprentissage de nouvelles manières d’être à la ville était le même pour tous : chacun devait s’engager à respecter les directives. L’éducation par le geste répété était au centre du projet ; l’idée consistait à apprendre certains comportements en insistant sur l’habitude de respecter les normes. Suivre les règles élémentaires en matière d’hygiène, mener sa voiture selon les préceptes d’un embryon de code de la route, éviter les attitudes exubérantes, etc., participaient d’une même volonté d’éducation. Il était question de niveler les comportements et les sensibilités au travers d’un projet faisant naître une collectivité. Ainsi les fêtes exaltaient cette communauté en la montrant unie autour de son souverain ou de l’idée de République. L’événement extraordinaire et son interprétation politique, comme le plébiscite et le suffrage universel, venaient renforcer ce sentiment de cohésion recherché par le pouvoir. Les hétérotopies, en excluant l’intolérable et en stigmatisant des contre-valeurs, opéraient en creux le même travail et soulignaient la cohésion de la cité.

Mais les nouvelles formes du gouvernement urbain furent longues à se mettre en place et n’inculquèrent pas du jour au lendemain aux classes laborieuses les sensibilités bourgeoises. Bien plus, le quadrillage créait de la visibilité en normant la ville ; conséquence inévitable et effet pervers : les pratiques populaires s’en trouvaient inévitablement grossies. Plus que jamais, le pouvoir prenait désormais conscience de ce que le peuple vivait et s’organisait dans l’espace urbain. Il est désormais temps d’essayer de comprendre de quoi se composait cet univers social populaire.

Notes
892.

AML, 3 WP 122, Lettre du préfet du Rhône au maire de La Croix Rousse, 13/05/1841.

893.

AML, 1160 WP 7, Lettre du préfet du Rhône au maire de Lyon, 17/04/1824.

894.

En 1850, les statistiques municipales donnaient le chiffre « énorme » de 18 000 étrangers (population flottante), ce qui alarma les autorités. AML, I2 149, Lettre du maire de Lyon aux commissaires de police de la ville, 16/12/1850.

895.

Id., Lettre du commissaire du quartier de la Halle aux Blés au préfet du Rhône, 08/02/1823.

896.

Id., Lettre du commissaire du quartier de l’Hôtel Dieu au préfet du Rhône, 25/02/1823.

897.

Cf. quatrième partie, chapitre XIII.

898.

AML, I2 149, Lettre du préfet du Rhône au maire de Lyon, 11/08/1833.

899.

ADR, 4 M 378, Lettre de Léonce Lalanne au préfet du Rhône, sd. [années 1850]. Dans le même ordre d’idée, l’un des modèles de registre que les commissaires devaient utiliser avait été élaboré non par l’administration mais par l’un des commissaires de La Guillotière. Cf. AML, I1 1, Circulaire du secrétaire général pour la police aux commissaires de la ville de Lyon, 10/10/1851.

900.

ADR, 4 M 3, Rapport sur la police lyonnaise, sa [préfecture ?], sd [1824].