TROISIÈME partie
le peuple dans sa ville

Les archives de police et de justice émanent du pouvoir ; elles nous informent donc sur ses perceptions de la société et les actions qu’il entreprit. Aidés par une centralisation administrative privilégiant une seule direction politique, nous avons pu montrer la cohérence d’une théorie globale du bon gouvernement mise à l’œuvre au XIXe siècle. Les archives, dans leur transparence même, laissent voir l’apparente perfection et les défauts cachés de cette théorie. En quelque sorte, cette partie du travail était presque la plus simple. Car, avec des types de documents identiques, il nous faut maintenant partir à la recherche des comportements populaires – ce qui signifie traquer, partout où cela est possible, des indices du « vivre ensemble ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : ces indices se comptent par dizaines et convergent vers de semblables conclusions.

Les populations urbaines ne vivaient pas toutes de la même façon, ne ressentaient pas toujours les mêmes choses de la même manière ni au même moment. Affirmer le contraire serait intenable – aussi éloignés de notre époque fussent-ils, il s’agit d’hommes et non de figurines de plomb. Malgré tout, si des variations de sensibilité nous échappent – et peut-être à cause de ce manque obligé de finesse dans nos observations – de nombreux invariants permettent de tracer les grands traits des manières d’être (à la ville, à soi, aux autres) des couches populaires. Et cela simplement parce que l’homme vit en société, qu’il est un être sociable ayant besoin de l’opinion d’autrui pour ressentir ‘«’ ‘ le sentiment de sa propre existence’ 901  ».

Pour décrire cette vie urbaine, il faut prendre le contre-pied des conventions du théâtre classique et substituer, à la règle des trois unités, celle des trois multiplicités. Multiplicité des lieux, tout d’abord : le logement, les parties communes de l’immeuble, la rue, le quartier, la ville ; mais encore le débit de boissons, l’échoppe ou la plaine des Brotteaux. Multiplicité des temps ensuite : ceux du travail, du loisir, du repos, de la fête et du malheur, de l’ordinaire et de l’événement. Multiplicité des actions enfin, tant l’espace urbain était ce theatrum mundi qui ne laissait personne indifférent. Un cheval qui s’emballait, un éclat de voix, un comportement insolite suffisaient à mobiliser dix comme cent personnes en quelques minutes à peine.

Il serait aussi inconcevable que prétentieux de vouloir embrasser l’ensemble des comportements populaires ; une telle entreprise aboutirait à coup sûr à un échec retentissant. Il est plus raisonnable de privilégier quatre axes d’étude : les relations interpersonnelles, les plaisirs ou les éléments d’une culture populaire positive, les conflits et l’autorégulation sociale.

Notes
901.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours…, op. cit., p. 123.