A - Qui connaît-on ?

1 - Présentation des sources

Les réseaux de relations

L’étude des réseaux de relations est pratiquement devenue une mode parmi les historiens depuis quelques années. Mais il est des modes utiles, tant cette voie de l’analyse historique paraît féconde. Le terme même de « réseaux » est relativement ancien en sciences humaines – notamment en sociologie où il a été associé au concept de sociabilité dès lors que des chercheurs cessèrent de raisonner en matière de groupes et privilégièrent la notion de relation sociale 902 . Il est assez flou pour être emprunté par tous et il est, d’ailleurs, sur employé depuis la fin du XXe siècle (commerce, communication). Il concerne l’ensemble des individus unis par des liens de nature variée : amicale, familiale, professionnelle, politique, etc. En ce sens, il peut-être appréhendé de manière globale – toutes les relations d’un même individu – ou particulière – les relations professionnelles par exemple ; aucune norme ne définit a priori des lois décidant de sa nature ou de son étendue, de son intensité ou de son ancienneté. Il se différencie donc de l’organisation par la faiblesse de la spécialisation des rôles et l’importance du lien informel, par l’absence de toute contractualisation et la très grande approximation de ses frontières 903 .

Du côté des historiens, l’attention se porta vite sur les relations interpersonnelles grâce à l’étude du choix du conjoint et des témoins au mariage. La rigidité des catégories sociales employées paraît aujourd’hui désuète mais, dès 1957, Adeline Daumard relevait des « contacts assez étroits » entre, notamment, les classes populaires 904 . Au-delà de cette approche convenue, devenue le passage obligé de nombreuses thèses d’histoire économique et sociale, les historiens mirent du temps à modéliser les réseaux. Ils avancèrent dans un premier temps vers une mise en forme davantage géographique que sociologique, s’intéressant plus aux connexions entre les choses qu’à celles reliant les hommes 905 . Maurizio Gribaudi fut l’un des premiers à s’intéresser aux analyses de réseaux interpersonnels, arguant que les approches traditionnelles de l’individu – par la profession ou son domicile – devaient être reformulées et intégrées dans le concept large de réseau qui laisse une place importante à la notion de hasard 906 . La configuration, telle que l’envisage ce chercheur, serait, schématiquement, l’interconnexion des réseaux, conscients et inconscients, peuplés d’informations qui constituent chaque individu. Sur un plan institutionnel, ce type d’approche continue de se développer et la question des réseaux est désormais enseignée – le séminaire de l’atelier ‘«’ ‘ Analyse des données relationnelles ’» organisé à l’EHESS en témoigne. Nous sommes pleinement conscients de ce que notre propre entreprise d’analyse de réseaux lyonnais s’apparente à un pur bricolage assez éloigné des visées conceptuelles de Maurizio Gribaudi (il faut par ailleurs comprendre que le terme même de réseau est devenu, en très peu de temps, galvaudé dans le langage des historiens).

Il y a justement quelque temps que nous avons commencé à « bricoler » pour répondre à la question « Qui connaît-on ? ». Une première brèche avait été ouverte grâce à l’étude des contraventions de simple police des années 1860-1861 907 . A partir d’un corpus réduit d’individus appréhendés ensemble par la police, il était patent que le plus souvent ils n’avaient pas la même profession ; quant à la répartition de ceux habitant le même quartier et les autres, elle était très équilibrée. Ces premières données plaidant pour un certain mélange des genres trouvèrent un écho dans un travail mené conjointement avec Carlos Carracedo et portant sur les garnis lyonnais du milieu du XIXe siècle 908 . L’une des conclusions tendait à montrer que les logés ne se regroupaient pas forcément selon des affinités de profession, d’origine géographique ou d’âge ; le modèle de la chambrée partagée par des maçons d’un même pays qui a été popularisé par Martin Nadaud ne correspondait à aucune réalité tangible dans le cadre lyonnais. Le nouvel arrivant devait donc se mêler aux autres. Toutefois, ces premières tentatives de réponse demandaient à être étayées par une étude de plus grande envergure et permettant notamment de saisir des évolutions sur l’ensemble du siècle.

Notes
902.

Michel FORSE, « Les réseaux de sociabilité. Un état des lieux », L’année sociologique, n° 41, 1991, pp. 247-264. Court article couvrant plusieurs décennies de travaux sociologiques portant sur la notion de réseau. Pour une présentation complète de ce courant fécond de la sociologie, voir Alain DEGENNE et Michel FORSE, Les réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie, Paris, Armand Colin, 1994, 288 p. Voir également Claire BIDART, « La sociologie et les sociabilités ouvrières », Cahier du GRHIS, n° 8, 1997, pp. 11-19.

903.

Michel FORSE, « Les réseaux… », art. cit., p. 249.

904.

Adeline DAUMARD, « Les relations sociales à Paris à l’époque de la Monarchie constitutionnelle d’après les registres paroissiaux des mariages », Populations, n° 3, 1957, pp. 445-466.

905.

Approche dominée en France par la figure de Bernard Lepetit. Cf. Bernard LEPETIT, Chemins de terre et voies d’eau : réseaux de transports et organisation de l’espace en France, 1740-1840, Paris, EHESS, 1984, 148 p., Bernard LEPETIT, Les villes dans la France moderne, 1740-1840, Paris, Albin Michel, 1989, 490 p. ; Bernard LEPETIT, Jochen HOOCK, La ville et l’innovation en Europe. Relais et réseaux de diffusion en Europe, XIV e -XIX e siècles, Paris, EHESS, 1987, 222 p.

906.

Maurizio GRIBAUDI, « Les discontinuités du social. Un modèle configurationnel », in Bernard LEPETIT [dir.], Les formes…, op. cit., pp. 187-225. Voir également Alain COTTEREAU, Maurizio GRIBAUDI, Précarités, cheminements et formes de cohérence sociale au XIX e siècle, Rapport scientifique en réponse à l’appel d’offre « Précarités, trajectoires et projets de vie » du ministère du Travail et de la Caisse national des allocations familiales, EHESS, juillet 1999, 2ème partie. Frédéric VIDAL, Les habitants d’Alcântara au début du XX e siècle. Identités, Proximités et distances sociales dans un quartier industrialisé de Lisbonne, Thèse d’Histoire dirigée par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2003, 635 f°.

907.

Alexandre NUGUES-BOURCHAT, Le peuple…, op. cit., f° 158-159.

908.

Carlos CARRACEDO, Alexandre NUGUES-BOURCHAT, L’hospitalité en garni. Logeurs et logés à Lyon au XIX e siècle, Rapport final pour le Plan Ville et Hospitalité, Ministère de l’équipement/CNRS, juillet 2000.