Les rapports entre référentiels

Une dernière piste demeure à explorer : les rapports qui unissaient chaque référentiel partageant un même réseau. Face à l’impression de mixité qui a prévalu jusque là, il y a peu de chance que cette analyse vienne tout remettre en question ; elle viendra simplement nuancer ou non ce qui a été avancé précédemment. Qu’est-ce qui rapprochait ou séparait les individus d’un réseau donné ? Pour répondre à une telle question nous avons, pour chaque réseau, comptabilisé les dominantes unissant les référentiels. Nous appelons dominante une similitude dont la fréquence est strictement supérieure à la moitié du nombre de personnes composant le réseau. La dominante est donc une majorité, le plus souvent courte, dans un réseau dissemblable ; à une ou deux exceptions près, nous n’avons jamais rencontré un réseau en tout point identique.

Tableau n° 24 : Répartition des réseaux selon les dominantes des référentiels (291 et 348 cas) – 1805-1808/1863-1878
 
1805-1808 1863-1878
Nombre de réseaux concernés % de réseaux concernés Nombre de réseaux concernés % de réseaux concernés
Age 102 35 41 12
Parenté 19 6,5 10 3
Quartier 215 70,5 264 76
Branche 40 13,5 32 9
Profession 65 22,5 49 14
Aucune dominante 42 14,5 62 18

Ces résultats recoupent largement ceux que nous avons par ailleurs avancés. La dominante la plus récurrente restait bien celle du quartier (ce qui ne signifie pas que les membres du réseau habitaient le même quartier que leur référent) ; elle eut tendance à prendre de l’ampleur d’un bout à l’autre du siècle. Le voisinage était donc primordial parmi les référentiels et en association avec bon nombre de référents. On aurait donc fait moins appel à un voisin (individu) qu’à un voisinage (groupe). La dominante parenté n’est guère représentée… et cela masque la fréquence des couples ou des parents et de leurs enfants parmi les membres d’un réseau.

Les dominantes de la profession et de la branche professionnelle, bien que minoritaires, groupaient plus du tiers des référentiels en 1805-1808 ; soixante ans plus tard, elles en rassemblaient moins du quart. Nous l’avons déjà remarqué : lorsque le quartier était privilégié dans des relations, c’était fréquemment au détriment de l’homogénéité professionnelle. La mixité était bien la règle parmi les référentiels. La même conclusion s’impose en ce qui concerne leur âge. Cette impression de mixité s’accroît encore si on s’adonne à un dernier jeu de comparaisons. Si on prend en compte les réseaux qui regroupaient les principales dominantes (âge, quartier, profession/branche) et ceux qui ne possédaient aucun dénominateur commun, les résultats se suffisent à eux-mêmes. Entre les deux périodes, les premiers – qui ne sont pourtant que des tendances – touchaient 10,5 puis 2,5% des réseaux, alors que les seconds – ne comprenant que les profils disparates – en rassemblaient 14,5 puis 18%.

Pour terminer, nous aimerions aborder un point spécifique à notre second corpus, mais bien connus des historiens ayant travaillé sur les témoins au mariage : les témoins professionnels. Près de 70 référentiels reviennent au moins deux fois dans des réseaux différents ; il s’agit peut-être d’un hasard, sachant qu’un minorité a été repérée dans trois réseaux ou davantage. On ne peut toutefois s’empêcher de souligner que, parmi eux, un bon tiers était constitué de commerçants, marchands, propriétaires (on relève même un concierge et un secrétaire de mairie). Les 2/3 restant possédaient plutôt des professions disparates, même si, par évidence, les ouvriers et artisans se remarquent. Au-delà des étrangers choisis à plusieurs reprises par leurs compatriotes, on ne note donc pas une présence écrasante de ces professions qui se situaient au centre des relations. Le boulanger ou le marchand de vin du quartier trouvait naturellement sa place dans un réseau ; il n’était pas nécessairement l’alibi commode de tous les réseaux.

Même si nous ne livrons que quelques tendances hypothétiques, même si nous peinons à prendre en compte les stratégies personnelles et les hasards qui fondent chaque réseau, il semblerait que la mixité professionnelle se fût légèrement accrue au détriment de la mixité spatiale. En définitive, l’interconnaissance de quartier des années 1860-1870 supplanta l’interconnaissance totale du début de siècle. Mais la formidable diversité des réseaux domine cette étude par-dessus tout 920 , peut-être parce que nos deux corpus nous ont permis, non de saisir le réseau du maçon, du fils, du jeune ou de l’habitant de la place Grenouille, mais de celui qui était tout cela à la fois. Si untel faisait appel à ses voisins, il avait rarement le même âge qu’eux et n’exerçait pas une profession analogue à la leur. La ville du XIXe siècle n’était pas, selon nous, cette broyeuse des solidarités communautaires qu’on a si souvent présentée. A l’inverse du modèle villageois, la ville créait de la liberté. La superficialité de certaines relations conférait à l’individu son autonomie et venait contrebalancer une interdépendance toujours forte 921 car les relations mises au jour ne s’apparentaient pas uniquement à des réseaux lâches et distants. Il y aurait eu une incessante ouverture, un hasard des rencontres qui auraient favorisé la mixité – ce que David Garrioch nomme la « sociabilité ouverte 922  ». Ceux qui ont l’habitude des archives policières et judiciaires savent combien il est fréquent d’assister, au détour d’un rapport, à la rencontre impromptue de deux anciens camarades de régiment. Dans la même veine, l’histoire suivante évoque ce hasard de la rencontre : un homme se rendant en fin de journée chez l’écrivain public croisa un ouvrier qu’il connaissait vaguement et dont il ne se rappelait que le surnom, « le parisien » ; il l’invita derechef à venir « boire la goûte » dans la plus proche buvette 923 . Il était mal vu, sinon offensant, de refuser une discussion ou le partage d’une bouteille avec autrui 924 . On liait facilement connaissance avec l’inconnu auquel on demandait peu de choses sur son compte ; entre vies fragiles, le passé n’intéressait guère. Félix Troncy, sortant de prison, alla chez son ancienne logeuse reprendre sa chambre ; elle l’accepta mais il dut la partager avec Joseph Siraud, qu’il ne connaissait pas. En l’espace de deux jours, il passa l’essentiel de son temps avec ce parfait inconnu, partagea son lit et ses repas avec lui, lui offrant à boire au cabaret, sortant avec lui au théâtre 925 . Au-delà du noyau dur d’un réseau, des relations s’ajoutaient – et certainement se retranchaient – facilement et rapidement. Les réseaux se croisaient, se confondaient et s’entremêlaient ; on restait rarement seul ou à deux au débit de boissons, des connaissances pouvaient se joindre à une tablée, apportant avec elles leurs propres relations. Des contacts se prenaient et permettaient, outre de passer un moment agréable, de trouver un logement ou du travail. Ainsi, rencontrée par hasard ou cultivée par stratégie ou par affinité, une relation pouvait aider à rester au niveau de la normalité sociale dans une ville qui n’était pas forcément toujours facile à vivre.

Notes
920.

Au sujet de réseaux européens et urbains de la fin du XXe siècle, Maurizio Gribaudi notait que « […] même en se fondant sur des groupes professionnels apparemment homogènes, une importante différenciation des maillages vient témoigner d’un phénomène de discontinuité des formes de cohésion et stratification de l’espace social ». Maurizio GRIBAUDI, « Les discontinuités… », art. cit., p. 205.

921.

Alain DEGENNE, Michel FORSE, Les réseaux…, op. cit., p. 64.

922.

David GARRIOCH, Neighbourhood…, op. cit., p. 20.

923.

Lorsqu’ils se séparèrent, l’écrivain public avait fermé boutique ! AML, I3 28, Procès-verbal du commissaire de police de Perrache, 28/02/1854.

924.

Un homme récupéra de la bière chez un débitant puis poursuivit son chemin : « Arrivé devant la maison je vis un jeune homme avec une femme à la fenetre [sic] du premier et le jeune homme me dit : n’y a-t-il pas moyen de boire un verre de cette bière que vous remmenez. Je lui répondis que oui, il descendit avec un verre, en but deux et en monta un troisième à sa femme. Comme j’avais chargé et que j’allais partir, je vis sur la porte du café, au bas, un monsieur qui après m’avoir demandé d’où je venais me dit d’entrer pour boire un coup, il me donna du pain, du vin et du fromage […] ». 4 U 139, Procès Merly et Buffano, Interrogatoire de Buffano, 24/07/1848.

925.

AML, I3 28, Procès-verbal du commissaire de police de Perrache, 16/02/1854.