Les accidents

La notion d’accident a peu retenu l’attention des historiens alors qu’il s’agissait d’une réalité urbaine indéniable, liée notamment aux encombrements de la voirie si souvent dénoncés par les élites. Ce manque d’intérêt s’explique-t-il par l’absence de l’accident de la longue liste des pathologies sociales ? Le suicide, le déracinement, le crime seraient en prise directe avec le social tandis que l’accident ne relèverait que du pur hasard. Si effectivement personne ne choisit d’avoir un accident, celui-ci renvoie aux pratiques populaires de la ville. Qui traversait la ville à pied, qui travaillait sur un chantier de construction, qui aimait à se baigner aux beaux jours, qui sinon le peuple ?

Quelques cartons des Archives départementales du Rhône sont exclusivement consacrés aux accidents, suicides et morts subites 926 . Les données qu’ils renferment sont toutefois extrêmement lacunaires. Seuls 354 accidents, survenus entre 1817 et 1851 mais s’étalant sur douze années, purent être recensés 927 . Précisons d’emblée que sont comptabilisés tous les accidents – quelles que furent leurs conséquences (mort, blessures graves ou anodines) – survenus à Lyon et dans ses trois faubourgs. Les cadavres trouvés – généralement repêchés – ont été écartés du total devant l’impossibilité de différencier les suicidés des accidentés. Enfin, n’imaginons pas que le pouvoir put réellement connaître l’ensemble des accidents survenus dans la ville : il apprit que deux ouvrières passant par la rue Sainte Catherine reçurent des mâchefers jetés d’une fenêtres parce que les blessures furent sanglantes 928  ; combien d’autres, moins graves, restèrent ignorés ?

Six types d’accidents ont été répertoriés : les noyades (comprenant également les naufrages), les accidents du travail, ceux de la circulation, les autres formes d’accidents (accidents domestiques principalement), les incendies et les attaques de chiens.

Tableau n° 25 : Types d’accidents recensés (354 cas) – 1817-1851
  Nombre d’accidents %
Noyades 232 65,5
Accidents du travail 23 6,5
Accidents de la circulation 22 6
Autres accidents 59 16,5
Incendies 17 5
Chiens 1 0,5

Un tel tableau met en avant l’importance des deux fleuves. D’après une enquête menée sur Lille et Douai au XVIIIe siècle, les morts accidentelles par noyade étaient les plus nombreuses, même en comparaison de la somme de tous les autres types d’accidents possibles 929 . Ceux-ci semblent toutefois être sous-estimés. Cela s’explique certainement par la source ; il suffirait de consulter les archives des sapeurs-pompiers pour trouver davantage d’incendies. On ne construisait plus les habitations en bois, les rues avaient de moins en moins une apparence médiévale, mais le feu se propageait toujours aussi vite 930 . De la même façon, il n’est pas certain que les accidents du travail aient été tous comptabilisés ; en l’occurrence, il s’agirait plus sûrement des accidents les plus graves – tel que l’effondrement d’une maison en construction. Ayant consulté diverses sources policières, nous savons également que les accidents de la circulation devaient nécessairement être plus nombreux que ce qu’indique le tableau. Il y avait tout d’abord les accidents de voitures ne suivant pas les règlements de police mais les accidents les plus fréquents, ainsi que les plus graves, furent ceux concernant les piétons renversés et écrasés par les voitures. Les enfants et les vieillards étaient certes les premières victimes des conducteurs imprudents mais ils étaient quelquefois en faute. Les enfants avaient notamment pour habitude de considérer la rue comme leur terrain de jeu.

Quoi qu’il en fût, les accidents liés au Rhône et à la Saône étaient très fréquents – ce qui se comprend parfaitement tant ces deux cours d’eau participaient de l’identité de la ville et façonnaient le quotidien de chacun. Chaque mois, la population leur payait un lourd tribut ainsi que le prouve la répartition mensuelle des noyades et naufrages.

Graphique n° 2 : Répartition mensuelle des noyades et naufrages (179 cas) – 1817-1851
Graphique n° 2 : Répartition mensuelle des noyades et naufrages (179 cas) – 1817-1851

Les loisirs populaires n’étaient pas exempts de risques. Si l’eau était « dangereuse » toute l’année, les mois les plus chauds de l’année étaient les plus mortifères du fait de l’attrait du bain. Mais l’hiver jouait parfois de mauvais tours à ceux que le patinage attirait… Le Rhône comme la Saône étant des voies de communication, les naufrages étaient relativement fréquents sur des eaux encore mouvementées, essentiellement lors de l’embâcle et de la débâcle. Mais se tenir sur les berges suffisait à provoquer un accident, que l’on travaillât ou vaquât à des activités quotidiennes. Les deux fleuves servaient de cabinet de toilette aux Lyonnais qui s’y lavaient et y faisaient leurs besoins ; leurs abords étaient un lieu de flânerie apprécié. Le 30 décembre 1821, en pleine nuit, un homme, encore ensommeillé, sortit de chez lui, portant culotte et n’ayant qu’une chaussure aux pieds, et alla pour se soulager dans la Saône ; on ne sait comment, mais il tomba et se noya. Un autre, qui faisait une sieste sur le quai, fut brusquement réveillé : il sursauta, tomba et mourut noyé. Un dernier, désoeuvré, frappait de son talon des mottes de terre pour les envoyer dans l’eau ; il créa ainsi un micro glissement de terrain, perdit l’équilibre et sombra dans les flots 931 . Ces anecdotes ne sont pas uniquement citées pour leur humour noir ; choisies entre mille du même tonneau, elles révèlent le lien unissant les habitants à leurs fleuve et rivière. Les ordonnances de police déploraient que ces accidents concernent des individus de tout âge et de tout sexe. Plus précisément, beaucoup de noyades étaient dues à l’ivresse et d’autres touchaient nombre d’enfants imprudents. La plupart s’expliquaient par l’ignorance de la natation alors que la Saône regorgeait de vase, de trous et de remous. L’habitude du bain de rivière ne signifiait pas que la population savait nager et le courant l’emportait sur les mouvements désordonnés de la peur panique. En réalité, la notion populaire de risque était alors différente de celle que nous connaissons aujourd’hui : le seuil d’alerte au danger était à l’époque bien supérieur.

Il existait donc un premier niveau élémentaire du danger urbain, celui du péril imprévu devant lequel chacun était désarmé. Au-delà, s’amoncelaient les dangers causés par des relations interpersonnelles biaisées s’appuyant sur la misère sociale et affective.

Notes
926.

ADR, 4 M 488-495.

927.

Encore ne s’agit-il pas toujours d’années complètes. A titre d’exemple, pour une année 1824 complète, nous n’avons d’informations que pour le mois de mars de l’année 1836. Cf. annexe n°21.

928.

AML, I1 116, Correspondance du commissaire de police du Palais des Arts, 06/01/1848.

929.

Catherine DENYS, « La mort accidentelle à Lille et Douai au XVIIIe siècle », Histoire Urbaine, n° 2, décembre 2000, pp. 95-112. Une semblable importance des noyades a été repérée en Italie et notamment à Milan. Cf. Olivier FARON, La ville…, op. cit., p. 313.

930.

Cyrille SILLANS, Au service du diable. Pour une histoire de la gestion des risques : incendies et organisations de secours : Lyon, 1852-1913, Thèse dirigée par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2000, 5 vols., 651, 284 et 71 f°.

931.

ADR, 4 M 491, Notices d’accident, 31/12/1821, 19/05/1821, 08/05/1821.