La solitude

Au regard des individus potentiellement touchés par la solitude – veuves, veufs, enfants abandonnés, militaires rentrant au pays, jeunes ruraux arrivant en ville –, il n’est sans doute pas original de traiter cette question en prenant comme exemple la fille séduite. Personnage figé dans l’horreur qu’il exprime, elle a été déjà maintes fois étudiée 932 . Pourquoi y revenir ? Parce qu’elle incarne mieux que quiconque cette forme particulière d’abandon social à soi et aux autres qu’est la solitude. Domestique séduite par son maître, jeune fille romantique éprise d’un militaire, ou femme tout simplement grugée par l’amour intéressé d’un amant trompeur, elles furent nombreuses à s’être aveuglées d’illusions avant de subir un brutal abandon. Il serait malvenu de chercher à quantifier ce malheur ; outre que les sources ne le permettent pas, il semble que chaque histoire rapportée suffit à saisir le vécu de ces femmes, leur spécificité aidant à la compréhension de l’ensemble du phénomène.

‘« — Vous refusez toujours de m’écouter ?
— Je vous ai dit de vous adresser à mes parents.
— C’est donc fini entre nous ? Je vous aime pourtant beaucoup. Venez donc avec moi, vous serez heureuse.
— Jamais je n’y consentirai dans ces conditions 933  ».’

Pour un refus devant des intentions malhonnêtes, combien de filles séduites et certaines de trouver amour et considération sociale auprès d’un amant qui promettait si bien le mariage ? Les jeux de la séduction tenaient un rôle non négligeable en un siècle où l’attirance vers l’autre était facilitée par une vie ouverte sur l’extérieur ; les occasions de se rencontrer ne manquaient pas, ainsi que nous l’avons vu. Une femme venait-elle au chevet de sa sœur malade et la voilà restant quelques mois supplémentaires pour s’occuper également de son beau-frère en pleine santé ; tel homme s’éprit de la filleule de sa concubine au point d’inventer des stratagèmes pour l’obliger à l’aimer, lui faisant croire qu’il était porteur d’une lettre susceptible de la faire arrêter ou, plus simplement, en s’introduisant dans son lit à la nuit tombée.

Qu’on ne se laisse pas berner par le cocasse de cette dernière histoire car, bien souvent, le galant parvenait à ses fins. Certes, pas de manière si cavalière ; les préliminaires étaient d’ordinaire plus classiques, masquant de malhonnêtes intentions sous le sourire matois d’une bouche délivrant de généreuses promesses. Une jeune demoiselle de 19 ans, native d’Angleterre et élevée par une comtesse, voyageait entre Genève et Marseille. ‘«’ ‘ […] dans le bateau elle y rencontra un sieur Charbonnier, maître marinier à Avignon qui chercha à lui faire la cour, elle le quitta à Avignon et continua sa route pour Marseille ou elle espérait se placer. Mais elle n’a pû y parvenir et ayant laissé son adresse à Charbonnier, il lui écrivait, semblait lui porter le plus grand intérêt et en lui promettant de l’épouser lui faisait offre de service et l’engageait à revenir à Lyon. Dénuée bientôt de tous moyens pécuniaires, elle se mit en route pour Lyon où elle est arrivée le 28 août, elle y trouva le sieur Charbonnier qui affectant le plus grand plaisir de la revoir, la plaça dans une chambre qu’il louait 30 francs par mois, place des Célestins, n° 8 au 1er étage. Hier quatre août, Charbonnier qui avait caché à la jeune femme qu’il avait son épouse et s’étant au contraire fait passer pour veuf, ayant appris qu’elle le savait, la quitta brusquement et parti pour Avignon [sic]’ ‘ 934 ’ ‘ ’».

Destin tragique, sans aucun doute. Combien de femmes furent abandonnées par leurs prétendants lorsque, enceintes, elles leur apprirent la nouvelle synonyme de rupture ? Et comment montrer la tromperie du comportement masculin lorsqu’on était contrainte d’avouer une sexualité honteuse qui aurait seule retenu l’attention de l’entourage ? Livrées à elles-mêmes, elles endossaient alors les lourds habits de la fille mère, de la célibataire attendant presque illégalement un enfant, fruit d’amours interdits. Si elles étaient rejetées par une large partie de la société qui les jugeait dévoyées, elles durent également profondément intérioriser leur rôle de parias. Cette idée partagée du rejet de la fille mère annihilait toute possibilité de communication familiale, notamment parce que ces filles ne pouvaient dépasser leur crainte et imaginer que leurs proches pussent réagir autrement que par les préjugés qu’elles leur attribuaient 935 . Développant le syndrome du dégoût et du rejet de soi, les voilà modifiant leur garde-robe afin de masquer des rondeurs chaque jour plus apparentes ou continuant de travailler pour se parer du voile rassurant de la normalité et finissant par s’évanouir au beau milieu de la rue devant l’incrédulité des passants et amis. Marguerite Charvin entretint une relation extraconjugale et tomba enceinte des œuvres de son amant. Elle eut peu de difficultés à cacher son état à son mari qui habitait Paris pour des raisons professionnelles. Quand celui-ci revint, il ne manqua pas de lui faire part de ses soupçons. Elle le rassura, imputant ‘«’ ‘ à un dépôt de lait son état de souffrance et la suppression de ses règles ’», et alla même jusqu’à lui demander de l’accompagner chez le médecin. Il lui fit confiance et l’affaire en resta là. Désemparé devant le fonctionnement du corps féminin, l’homme était plus facilement bernable que la femme 936 . Quoique certaines femmes enceintes s’infligeaient de tels supplices – à l’image de cette femme qui ne changea pas de corset en neuf mois 937 – que personne ne pouvait se douter de leur état.

Une grossesse sans mari ou compagnon représentait un isolement autant qu’une fuite en avant. Certaines décidaient de déménager mais que faire de cet enfant qu’elles portaient ? Si quelques-unes choisissaient de garder et d’élever l’enfant, peu le pouvaient et nombreuses furent celles qui durent s’en séparer et se mettre hors la loi 938 . L’avortement, l’infanticide et l’abandon étaient les déclinaisons d’un même déchirement : ‘«’ ‘ Mon Dieu protège mon enfant. C’est la misère qui fait que je l’expose moi-même, je suis dans une mansarde sans pain, sans charbon et sans secours ; je désire qu’il porte le nom de Louis-Etienne Lamure’ 939  ». Il en fallait de la détresse économique et de la désapprobation sociale pour que des femmes dussent si fréquemment sacrifier leurs enfants 940 . L’avortement pratiqué illégalement par les faiseuses d’ange était le moyen le plus sûr pour ne pas avoir à cacher trop longtemps sa grossesse. En contrepartie, l’intervention, non médicalisée, faisait courir de grands risques aux femmes. L’avortement est resté clandestin jusque dans les archives – le procureur général de Lyon avouait à ce propos que, pour l’ensemble du département du Rhône, la justice n’était pas capable d’en poursuivre plus de deux par an 941 . L’infanticide accaparait davantage les tribunaux que l’avortement mais, toujours d’après le procureur général, son recours aurait été moindre. Peut-être était-il d’abord une pratique rurale alors que les avorteuses se trouvaient principalement en ville ? La plupart des femmes décidant de tuer leur enfant le faisaient dès après avoir accouché. C’était le plus souvent dans les latrines qu’elles allaient, sans aide, mettre au monde leur enfant afin de le jeter dans la fosse d’aisance. De ce fait, l’abandon avait, de loin, la préférence des mères. Abandonner son enfant dans la rue, sur le parvis d’une église, chez sa nourrice ou dans un tour laissait au nouveau-né la vie sauve et permettait à la mère d’entretenir l’espoir de pouvoir un jour le retrouver. Le mode d’abandon le plus fréquent était l’exposition. De 1804 à 1858, l’hôpital de la Charité fut muni d’un tour 942 dans lequel les femmes déposaient anonymement leur enfant qui était recueilli par l’administration. Son fonctionnement fut entièrement libre jusqu’en 1843, date à laquelle il ne fut plus ouvert que durant la nuit ; les femmes devinrent alors la proie des agents qui les poursuivaient afin qu’elles se fissent connaître. Logiquement, de 99% des expositions faites dans le tour en 1821, ce mode d’abandon tomba en désuétude à partir de 1844 943 . En 1858, le tour fut remplacé par un bureau d’admission délivrant des secours aux mères indigentes. Leur solitude n’en fut que plus renforcée : elles n’osaient pas se présenter devant des hommes qu’elles ne connaissaient pas pour leur décliner leur identité et ainsi signer leur crime 944 .

Retrouver sa place dans le cours des choses était ce à quoi s’efforçait la fille séduite, lorsqu’elle échappait à la justice. Mais était-ce si facile ? Certaines, effondrées, ne concevaient d’autre issue à leur malheur que d’en finir. La jeune fille d’origine anglaise, abusée par un marinier, monta sur le parapet d’un des ponts de Lyon pour noyer son chagrin dans les eaux noires du Rhône.

Notes
932.

Voir notamment Arlette FARGE, La vie…, op. cit., pp. 37-54 et Annick TILLIER, Des criminelles au village ; Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, 447 p.

933.

ADR, 4 M 196, Rapport du commissaire spécial de la sûreté au préfet du Rhône, 02/02/1886.

934.

ADR, 4 M 491, Rapport du commissaire de police de la Métropole au Préfet du Rhône, 05/08/1822.

935.

Les situations ne se débloquaient souvent qu’une fois le pire accompli. Apprenant la mort de sa fille suite à un avortement clandestin, un père demanda à son épouse : « pourquoi m’as-tu caché sa position ? J’aurais mieux aimé lui voir faire trois enfants que de la voir périr de cette manière ». Mais aurait-il fait tomber le masque du père outragé si son enfant était devenue fille mère ? ADR, 4 M 199, Procès-verbal de police judiciaire, 5-6/01/1839.

936.

ADR, 4 M 179, Procès-verbal du commissaire de police de la Métropole, 02/10/1818.

937.

Et avait gardé de ce fait une taille encore plus mince qu’une de ses amies âgée de 15 ans. ADR, 4 U 163, Procès Nury, Interrogatoire de Sophie Nury, 12/09/1860 et déposition de Rosalie Grubelin, 09/08/1860.

938.

La législation élaborée sous le 1er Empire punissait l’abandon d’enfant par de la prison et une amende et menaçait de la peine de mort les infanticides. Rappelons également que la recherche en paternité était interdite.

939.

ADR, 4 M 102, Rapport de police, 27-28/02/1864.

940.

Au sujet du rapport unissant la femme à son enfant, nous ne prenons pas la peine de discuter l’avis de certains historiens qui ne font rien d’autre qu’assimiler l’être humain à l’animal et nous suivons sans hésiter les analyses d’Arlette Farge.

941.

ADR, 3 Up 276, Lettre du procureur général de Lyon au ministre de la Justice, 12/12/1860.

942.

Le tour était une armoire cylindrique tournante posée dans l’épaisseur d’un mur et destiné à recevoir l’enfant que la mère déposait à l’extérieur ; puis elle actionnait le tour pour que l’hôpital le récupérât de l’intérieur.

943.

Marie-Pierre SERVONNET, Les enfants trouvés à Lyon (1815-1845), Mémoire de maîtrise dirigé par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1980, f° 23.

944.

ADR, 3 Up 276, Rapport du procureur impérial de la Loire, 14/11/1860.