Le suicide

‘«’ ‘ Chez les pauvres, c’est une fin qui ne provoque pas beaucoup de surprises. On se résigne facilement au suicide des autres, car combien de fois n’a-t-on pas souhaité pour soi-même une mort libératrice devant les difficultés de l’existence’ 945  ». Cette affirmation de Gérard Jacquemet, historien qui avait souligné toute l’importance du suicide pour notre compréhension de la sensibilité populaire, n’a pas réellement suscité de travaux sur le sujet et nous devons encore nous en remettre à Louis Chevalier pour bénéficier de données chiffrées 946 . Il est vrai que le chercheur peut être rebuté par l’inextricable souffrance intérieure alors que, généralement, il fuit comme la peste ce qui pourrait l’amener sur les rivages de la psychologie. En outre, il met en avant la faiblesse des sources alors que le suicide produit du discours par l’intermédiaire des mots laissés par celui qui mit fin à ses jours, de ses proches qui tentèrent d’expliquer son geste et du pouvoir qui en fit grand cas mais le comprit rarement. Les cartons utilisés pour évoquer les accidents renferment aussi des données sur le suicide. Il a été possible d’en comptabiliser 204 couvrant les années 1812-1851 947 et de réunir, au gré des archives de police, quelques écrits de suicidés.

La répartition mensuelle de 203 suicides livre de premières indications :

Graphique n° 3 : Répartition mensuelle des suicides (203 cas) – 1812-1851
Graphique n° 3 : Répartition mensuelle des suicides (203 cas) – 1812-1851

Aucun mois n’est épargné par le suicide ; on remarque que les mois de mars à juillet se détachent, confirmant les chiffres livrés par Louis Chevalier ainsi que les résultats des études contemporaines stigmatisant le printemps et l’été comme périodes de l’année les plus propices au suicide. La pointe de juillet ne s’explique pas totalement par le fait que la noyade serait plus « naturelle » à une époque où le bain était le loisir privilégié.

Les individus qui tentèrent de mettre fin à leurs jours étaient des hommes trois fois sur quatre ; on a souvent dit que le suicide était une pratique masculine. La plupart étaient domiciliés à Lyon ou ses faubourgs – on venait rarement de la campagne pour se suicider en ville. Nos données sont insuffisantes pour évaluer la part des déracinés et des Lyonnais. En revanche, la ventilation des suicidés selon leur classe d’âge est intéressante bien que prévisible.

Tableau n° 26 : Age des suicidés (134 cas) – 1812-1851
Classes d’âge Nombre d’individus
< 20 11
20-29 28
30-39 21
40-49 16
50-59 19
60-69 27
> 69 12

Le nombre de suicides parmi les adolescents était déjà important et il culminait chez les jeunes gens entre 20 et 30 ans avant de baisser pour les deux classes suivantes – même s’il restait élevé pour les trentenaires. A partir de 50 ans, il remontait, et devenait fort après 60 ans. Ces résultats sont « classiques », les plus touchés étaient ceux qui peinaient à se trouver un avenir ou qui savaient qu’ils n’en avaient plus.

Parmi les suicidés, toutes les professions étaient représentées même si la moitié d’entre eux appartenaient à la catégorie des ouvriers artisans (51,5%). Les ouvriers en soie étaient de loin ceux qui fournissaient les plus gros bataillons de suicidés ; ce qui est normal vu leur poids dans la ville mais peut-être étaient-ils également plus sensibles que d’autres à la santé économique d’une ville basant sa richesse sur la soierie ? Outre le monde des travailleurs manuels, l’ensemble des petits furent candidats au suicide si on ajoute les employés (14,5%) – davantage garçons de café que cols blancs – ainsi que quatre individus sans profession. Les activités du commerce étaient sous représentées (10%) ; ils étaient autant que les militaires à propos desquels il faudrait mener une enquête spécifique tant le suicide était une constante dans l’armée. Les professions supérieures étaient représentées à hauteur de 8,5% – dans les bourgeoisies, le suicide était caché et restait certainement une affaire privée. Le suicide d’un ouvrier, au contraire, s’offrait à tous 948 .

Comment ces individus tentèrent-ils de se supprimer ?

Tableau n° 27 : Les méthodes de suicide (197 cas) – 1812-1851
  Nombre d’individus %
Noyade 62 31,5
Arme à feu 42 21,5
Pendaison 36 18,5
Défenestration 30 15
Arme blanche 14 7
Poison 10 5
Refus de s’alimenter 1 0,5
Asphyxie 1 0,5
Immolation par le feu 1 0,5

Les méthodes les plus employées étaient celles qui demandaient le moins de moyen, aucun matériel ou presque : pendaison, noyade ou défenestration. Formes de suppression de soi les plus évidentes, car les plus immédiates et à la portée de tous, la noyade et la défenestration étaient privilégiées par les femmes (elles sont concernées par la moitié des défenestrations et le tiers des noyades) 950 . Si tout le monde possédait de la corde chez lui ou s’il était facile de s’en procurer, on est étonné de la fréquence des suicides à l’aide d’une arme à feu, plus élevée que celle des suicides réalisés avec une arme blanche (pourtant objet du quotidien). Cela ne concernait pas uniquement les militaires et tendrait à prouver que ce type d’arme était plutôt répandu dans le Lyon du premier XIXe siècle ; toutefois les femmes n’avaient quasiment pas recours aux armes. Les formes plus élaborées de suicide, comme l’empoisonnement, étaient minoritaires. A se pencher sur les lieux du drame, et au vu de l’importance des suicides par noyade, la Rhône et la Saône furent logiquement le théâtre de 55 tentatives ; si on ajoute à cela 17 autres tentatives qui eurent lieu en pleine rue (notamment à l’aide d’armes à feu), on s’aperçoit que de nombreux individus décidèrent d’en finir au milieu de l’agitation urbaine. Mais ils étaient encore bien plus à préférer se tuer à leur domicile (81 cas) ou chez quelqu’un d’autre, voire dans leur boutique ou au cabaret ; sept se donnèrent la mort en prison. La logique explique cette tendance : il faut bien être entre quatre murs pour se pendre (du moins en ville) ou se défenestrer.

Pour 136 affaires, nous connaissons les causes qui poussèrent chacun à ce dernier geste. Elles se répartissent en grandes catégories d’importances inégales.

Tableau n° 28 : Les causes de suicide (136 cas) – 1812-1851
Causes des suicides Nombre de suicides
Folie 26
Manque d’argent 25
Ennuis professionnels 17
Maladie 17
Chagrin d’amour 15
Problèmes de couple 15
Autres problèmes familiaux 8
Ennuis avec la justice 8
Inconduite 6
Désespoir 4
Suite à un crime ou un délit 3

Ayant été à l’origine de 43 suicides, la maladie et la folie – auxquelles on pourrait adjoindre le désespoir synonyme de mélancolie – étaient les causes les plus souvent citées dans les archives de police. Le terme de folie est cependant assez problématique puisqu’il semble surtout traduire l’incompréhension des autorités vis-à-vis du suicide qu’elles qualifiaient de crime 951 ou d’aliénation mentale, et, il se peut que les motivations de l’intéressé fussent plus complexes. Il n’en reste pas moins vrai qu’à ces causes était liée la notion de coup de sang qui aboutissait à la défenestration ou à la noyade. Les déboires professionnels – essentiellement masculins – et financiers poussèrent 42 personnes à l’ultime extrémité de la destruction de soi. Ces deux causes se recoupent largement car la perte d’un emploi ou de mauvaises affaires précédait de peu la misère et les dettes. Mais à brève échéance, le sentiment du déshonneur était certainement le plus fort. Un employé sexagénaire venant de perdre sa place, déclara, avant de se suicider : ‘«’ ‘ Je suis un homme perdû [sic], je suis vieux, je suis destitué’ 952  ». Quant aux ennuis domestiques et relationnels, ils causèrent la mort de 38 Lyonnais – et peut-être davantage si on ajoute les suicides pour inconduite. Ce furent alors les difficiles relations entre hommes et femmes qui occasionnèrent le plus de malheurs – notamment chez les secondes. C’est cependant d’un jeune homme que nous viennent divers billets illustrant un chagrin d’amour : ‘«’ ‘ Mlle Maria est cause en partie principale de ma mort. Sans vouloir se marier elle a cherché à m’inspirer une passion en cherchant à me captiver par ses agréments corporels’ 953  ».

Souvent, plusieurs de ces causes, c’est-à-dire l’accumulation de malheurs, expliquaient un suicide. Untel se pendit chez lui parce qu’il était âgé et malade et qu’il venait de perdre les huit louis d’or constituant son seul avoir 954 . On ne peut pas dire que, s’il avait été entouré, aimé et aidé, cet homme ne se serait pas passé la corde au cou. Il est toutefois indéniable qu’une personne intégrée à un ou plusieurs réseaux de relations risquait moins de connaître les affres de la solitude.

Notes
945.

Gérard JACQUEMET, Belleville…, op. cit., p. 340.

946.

Louis CHEVALIER, Classes…, op. cit., pp. 340-358.

947.

Comme pour les accidents, ces données sont partielles et ne concernent que seize années correspondant pour la plupart à la première décennie de la Restauration. Cf. annexe n°29.

948.

La réaction de l’administration était à ce titre révélatrice de cette partition sociale. L’ouvrier lambda qui se suicidait était un dément dont elle ne se souciait guère. Si une femme du monde mettait fin à ses jours, des précautions étaient prises et les autorités se refusaient, par égard à sa famille, à la « désigner nominativement dans le Bulletin administratif ». ADR, 4 M 491, Notice de suicide, sd [1822].

949.

Rappelons que pour le Paris des années 1839-1848, l’asphyxie par le charbon fut la méthode de suicide la plus employée (28,4%) suivie de la submersion (24,3%), de la strangulation (16,4%), la chute volontaire (10,2%), l’arme à feu (9%), l’arme blanche (6,6%) et le poison (5,1%). Données divergentes donc. Cf. Louis CHEVALIER, Classes…, op. cit., p. 350.

950.

Voir Yvonne VERDIER, La laveuse…, op. cit.

951.

AML 500318, Procès-verbaux des séances du Conseil Municipal, t. III : 1810-1813, « Séance du 1er mai 1812 », Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1923, pp. 198-199 pour la notion de crime. Voir AML, I1 114, Rapport du commissaire central au ministère de l’Intérieur, 05/01/1820, pour celle d’aliénation mentale. Louis Chevalier rapporte que de nombreuses familles, souhaitant éviter l’infamie causée par le suicide d’un parent, le faisaient passer pour un brusque accès d’aliénation mentale (mais n’excluons pas non plus le poids de l’Eglise). Cf. Louis CHEVALIER, Classes…, op. cit., p. 340.

952.

ADR, 4 M 491, Notice de suicide, 14/06/1821.

953.

AML, I1 116, Correspondance du commissaire de police du Palais des Arts, 15/12/1848.

954.

ADR, 4 M 491, Notice de suicide, 26/06/1821.