2 - Bénéficier des réseaux de solidarité

Quelques aspects de la solidarité

La ville était productrice de solidarités tout autant que de dangers. Celui ou celle qui se lançait dans l’aventure urbaine devait rechercher les premières et éviter les seconds. Cultiver le relationnel était un moyen d’échapper à la solitude et de s’assurer des solutions de repli en cas de coup dur. Les manifestations de l’entraide sont malheureusement très peu présentes dans les archives, ce qui explique le vide historiographique les concernant ; informelles et ne laissant pas forcément de traces car rarement illégales, elles ne s’offrent qu’avec parcimonie. De plus, elles n’étaient pas reconnues. En effet, ces notions, dans le sens où nous les entendons actuellement, n’avaient aucune valeur institutionnelle et étaient essentiellement populaires. On ne peut que présenter quelques exemples de la solidarité urbaine en essayant de cibler la plupart de ses formes.

La première forme de solidarité était spontanée. Il s’agissait de l’aide qu’on pouvait apporter, le plus souvent à un inconnu en proie à des difficultés. Cette aide n’était pas réfléchie puisqu’elle survenait inopinément. La demoiselle anglaise, que nous avons laissée sur le parapet d’un pont avec la ferme intention de se supprimer, ne disparut jamais dans les flots profonds du Rhône. Passant par là, une femme la retint par ses jupons et lui sauva la vie. De manière générale, le cri « au secours » faisait immanquablement accourir tout un immeuble. Une femme à sa fenêtre, voyant un homme se noyer, cria pour attirer l’attention ; son voisin du dessus l’entendit et se précipita au-dehors 955 … Si un voleur s’invitait dans un immeuble et était surpris en flagrant délit, il pouvait être sûr de trouver sur son chemin quelques voisins prompts à le saisir et une concierge prête à avertir la police. Essayons de saisir le détail des personnes qu’un événement donné pouvait mobiliser en nous appuyant sur l’exemple d’un soldat tombé ivre mort dans la Saône et ne sachant pas nager 956 . A ses cris de détresse répétés, deux inspecteurs des ports et quais accoururent. Pour les seconder dans leur tentative de sauvetage, un soldat et un doreur sur bois apportèrent leur aide. Une fois remonté sur la berge, d’autres personnes le portèrent chez un boulanger afin de le réchauffer. Arriva sur place un chirurgien qui conseilla au soldat de garder le lit ; les inspecteurs indiquèrent une proche logeuse chez laquelle le blessé fut transporté. Ce réseau éphémère, entre spontanéité et sollicitation, mêla des professionnels – dont le métier comprenait l’aide aux noyés – et des occasionnels. Quelques-uns parmi ces derniers demandèrent un dédommagement à l’autorité – signe que tout ne se faisait pas sans contrepartie.

La deuxième forme de l’entraide concernait les groupes d’individus (famille ou voisinage 957 ) faisant bloc ensemble contre un événement fâcheux les touchant. Quand, une nuit d’hiver, un incendie éclata dans une chambre mansardée au 4ème étage d’un immeuble avenue de Saxe, les voisins du dessous aidèrent immédiatement à éteindre le feu à l’aide de seaux d’eau 958 . Lorsqu’une autre nuit d’hiver vit la neige tomber sans cesse, tous les habitants ‘«’ ‘ […]redoubl[èrent] de zèle et d’activité pour la balayer et la réunir en tas au milieu de la rue afin de donner aux gens chargés de l’enlever la possibilité de la faire disparaître le plus promptement possible et de rendre la circulation possible ’». La solidarité était aussi un état obligé dans le sens où, dans une vie basée sur la proximité, les intérêts de chacun dépendaient de ceux des autres. En restant passifs, les uns se condamnaient à voir partir en fumée leur patrimoine et les autres à être bloqués par la neige. C’était une telle logique qui motivait les habitants d’un quartier contre un projet jugé néfaste – l’installation d’un atelier malodorant – ou contre l’incurie des pouvoirs publics – l’absence d’équipements urbains basiques. Par exemple, en 1884, la fourrière des chiens s’installa rue des Trois Pierres, en plein centre populeux du faubourg de La Guillotière. Les habitants du quartier se mobilisèrent contre ‘«’ ‘ […] cette installation qui allait porter atteinte à leur repos et à [leur] tranquillité […] pendant la nuit […] » et adressèrent trois pétitions (aux Hospices civils, au conseil municipal et à la presse)’ ‘ 959 ’ ‘.’

De manière plus ponctuelle et particulière, le groupe venait en aide à l’un des siens. Les plus faibles étaient parfois pris en charge. C’était notamment le cas des plus âgés. Quand ils vivaient seuls, ils pouvaient être aidés par leur immeuble ; par exemple, il arrivait qu’une famille partageât son repas avec une personne isolée. Ce fut encore la fragilité d’un homme – devenu veuf après que sa femme fut malade pendant deux ans, ayant deux enfants à charge et devant 24 mois de loyer – qui décida un voisin à l’aider à déménager clandestinement 960 . Une autre affaire identique vit des amis et des voisins épauler une femme dans son déménagement à la cloche de bois alors que son propriétaire l’avait menacée de saisir ses meubles ; après avoir réussi leur coup sans un bruit, ils réveillèrent le propriétaire en le menaçant de la voix et du geste puis allèrent affoler sa mère en tambourinant à sa porte 961 . Une aide matérielle était ainsi susceptible de se doubler d’une aide à la vengeance… On a également vu, avec l’étude des témoins au tribunal correctionnel, que certains pouvaient se sortir d’un mauvais pas en faisant appel à des relations prêtes à témoigner en leur faveur auprès des autorités ; plus simplement, on faisait aussi appel à ses connaissances pour contresigner un acte de notoriété. Ce dernier exemple montre comment des relations étaient utiles pour témoigner de l’identité de soi, qu’il s’agît d’une identité civile ou morale. Un réseau n’était jamais aussi utile que lorsqu’il renvoyait une image positive et respectable du référent. Dans une ville quadrillée par une police soupçonneuse, il était nécessaire de pouvoir compter sur quelques personnes connaissant untel et pouvant se porter garant de sa conduite. Et mieux valait que ces personnes jouissent d’une estime générale et/ou d’une confortable position sociale. Un vagabond avouant être bien connu d’un autre vagabond aurait bien peu de chance de se sortir des griffes de la police. En revanche, la liberté ne se fit pas attendre pour tel jeune homme arrêté dans un cabaret et dont un négociant membre du cercle du commerce avait personnellement demandé l’élargissement auprès du préfet 962 . Nous avons également étudié par ailleurs la célérité familiale à supplier le pouvoir de soulager les malheurs qui accablaient le peuple ; autant de soutiens sur lesquels ne pouvaient compter les individus isolés. Le parent ou l’ami représentait un vecteur permettant de garder un contact avec la normalité sociale. Nicolas Etienne, menuisier sans ouvrage, était aidé par sa mère qui lui faisait gagner quelques sous en lui faisant porter une balle de vaisselle qu’elle revendait au marché 963 . L’entraide entre petits se résumait souvent au partage des maigres revenus de la misère. Alain Faure a justement insisté sur le fait que cette solidarité portait parfois sur presque rien, un ustensile de cuisine prêté, des enfants gardés 964

Compter sur quelqu’un signifiait certainement à terme pouvoir être à son tour disponible pour autrui. Toute une économie des dus et des avoirs, déjà repérée par Daniel Roche, aurait alors sous-tendu les relations interpersonnelles : dans une vie bâtie en grande partie au jour le jour, « Pauvres et moins pauvres partagent à charge de revanche 965  ». Nous avons précédemment noté qu’il était impossible de refuser un verre à qui vous l’offrait ; en effet, le verre proposé participait de l’économie du don. Parce que l’on créait une dette en l’acceptant, refuser l’offre signifiait refuser d’offrir à son tour. Contrairement à aujourd’hui, être dans le don, pour le peuple, était une question de vie et de survie. Nous ne pouvons, une fois encore, que constater notre impuissance face à l’absence de sources permettant l’étude du don et du contre don, ce « cycle sans fin » selon Jacques Godbout 966 . Ses temporalités nous échappent largement. Il y avait certainement différents possibles en fonction de la nature du don : le verre à boire – si on en avait les moyens – se retournait immédiatement ; l’aide financière ou l’hébergement ne pouvait se rendre que de manière différée. Tout dépendait de ce qu’on devait rembourser car les dettes importantes étaient susceptibles de se rendre en plusieurs fois, étalées sur un temps long. Tout dépendait, enfin, du statut social et de l’accord tacite qui pouvait naître entre les deux parties. Mais, par-dessus tout, le contre don se décidait selon le besoin de celui qui avait donné en dernier ; la nécessité seule guidait les temporalités. En décembre 1848, Galibert devait de l’argent à son ami Loubet mais ne put s’acquitter immédiatement de sa dette. Les relations entre les deux hommes se détériorèrent à tel point que le créancier menaça de poignarder son débiteur. Galibert, trahi dans son amitié, ne comprit pas la réaction de son comparse qui n’avait pas respecté les règles habituelles du don/contre don : ‘«’ ‘ L’exposant connaissant depuis 10 ans le Sr Loubet lui a rendu d’éminents services entre autre il a cautionné lors de l’achat du magasin par la femme de ce dernier un billet de 2 000 f. qui doit échoir en 1850’ ‘ 967 ’ ‘ ’». On comprend mieux maintenant pourquoi certaines personnes ayant contribué au sauvetage du militaire qui se noyait demandèrent un dédommagement : certains de ne pas le revoir, ils n’auraient pu obtenir une quelconque aide en retour et prenaient donc leurs précautions afin que leur geste fût compensé. Selon une semblable logique, l’emprunt d’argent, même et surtout chez les plus pauvres, n’était consenti que si une garantie était accordée au créancier, soit sous la forme d’une reconnaissance de dette soit sous la forme d’un dépôt d’objet de valeur similaire (bijou, montre). Mais tout ne devait pas être aussi codifié. Il est cependant extrêmement compliqué de mettre au jour la gratuité d’un geste qu’on faisait à un ami ; l’amitié populaire n’a jamais été enfermée dans un carton d’archives et on ne sait presque rien de celui qu’on était content de voir, avec lequel on allait au cabaret et auquel on offrait une chopine.

Notes
955.

Id., Rapport du commissaire de la Métropole au préfet du Rhône, 05/09/1822.

956.

AML, 1122 WP 1, Rapport des inspecteurs des ports et quais, 02/05/1815.

957.

Dans ses souvenirs, le père Coquillat, haute figure lyonnaise du XIXe siècle, insistait beaucoup plus sur les solidarités du voisinage et sa compagnie agréable que sur les relations familiales. Cf. Jean VERMOREL, Les souvenirs du père Coquillat précédés du texte de la conférence faite le 10 novembre 1922 à la société des Amis de Guignol, Lyon, Aux Deux Collines, 1923, 45 p.

958.

ADR, 4 M 102, Rapport de police, 2-3/01/1864.

959.

ADR, 4 M 509, Le Progrès, 08/01/1884.

960.

AML, I1 142, Rapport de la surveillance de nuit, 21-22/04/1838.

961.

ADR, 4 M 199, Rapport de police judiciaire, 05/01/1836.

962.

ADR, 4 M 454, Lettre adressée au préfet du Rhône, sa, 11/09/1851.

963.

AML, I3 32-33, Registres d’audience du petit parquet, Arrestation de Nicolas Etienne, 07/1859.

964.

Alain FAURE, « Aspects de la "vie de quartier" dans le paris populaire de la fin du XIXe siècle », Recherches Contemporaines, p. 289.

965.

Daniel ROCHE, Le peuple…, op. cit., p. 270.

966.

« Entrer dans un rapport de don, c’est entrer dans un rapport de dette dans lequel un ensemble de mécanismes maintiennent continuellement le déséquilibre et la dette et font qu’on est jamais quitte ». Jacques T. GODBOUT, « Recevoir, c’est donner », Communications, n° 65, 1997, p. 36. Voir du même Le don, la dette et l’identité. Homo donator vs homo oeconomicus, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., 2000, 190 p.

967.

AML, I1 116, Correspondance du commissaire de police du Palais des Arts, 14/12/1848.