Offrir l’hospitalité 968

Un point précis de l’entraide s’offre, plus que d’autres, à l’historien, et permet d’en détailler les mécanismes : l’hospitalité. Effectivement, il n’est pas rare de collecter des exemples de personnes ouvrant leurs portes à d’autres. C’est tout naturellement que Madame Vernet prit provisoirement soin d’un petit enfant de quatre ans qui s’était égaré dans son quartier 969 . L’hospitalité accordée pouvait être temporaire et n’était pas forcément familiale. L’hôte offrait le souper et/ou le coucher et, de façon plus ou moins tue, recevait en retour de son accueil un dédommagement. Ce dernier était pécuniaire ou prenait la forme d’une aide professionnelle ou se limitait à de menus services rendus. Lorsque notre jeune anglaise fut détournée du suicide, la femme l’ayant sauvée consentit à la garder chez elle et à l’occuper pendant un mois. Le dédommagement n’était toutefois pas une règle absolue. On a pu rencontrer quelques cas – rares il est vrai – d’hospitalité entièrement gratuite. Bouchard, mendiant de 78 ans natif de Saint-Genis-Laval, logeait chez Rivière, ouvrier en soie rue de Trion, qui l’avait recueilli « par charité 970  ».

Il existait un réseau de l’hospitalité pour ceux qui entraient en ville. ‘«’ ‘ L’hospitalité est une notion centrale pour qui veut comprendre comment une société organise ses territoires, règle les rapports entre les groupes sédentaires d’accueil et les milieux mobiles et migrants, et laisse s’approprier par de nouveaux venus des éléments essentiels de sa vie’ 971  ». La plupart ne pouvaient pas compter sur des connaissances pour bénéficier du gîte et du couvert. Il leur fallait donc s’adresser à des « professionnels » de l’hébergement. Ces logeurs, dont le pouvoir se servait pour contrôler les populations, rendaient possible une première intégration à la ville. Ils formaient le cœur du réseau de l’hospitalité urbaine. Le garni reposait sur des rapports d’individus à individus (logeurs/logés) et d’individus à la société. Il était l’archétype du logement populaire transitoire, le point de chute privilégié des entrants, mais aussi le domicile des ouvriers célibataires ou, en cas de crise, l’asile de familles entières. Il représentait donc autant de vecteurs privilégiés d’intégration. Malgré tout, on s’étonnera peut-être de les retrouver dans une étude des solidarités populaires. N’étaient-ils pas des professionnels du logement qui ne faisaient que leur travail moyennant une rétribution financière ? La présentation suivante des logeurs devrait prouver le contraire 972 .

Hôtels et auberges étaient deux structures à l’hospitalité clairement définie, et qui ne concernaient pas, ou pas exclusivement, les classes populaires, au contraire des garnis. En fait, trois termes – qui semblent peu différents les uns des autres – reviennent fréquemment pour définir ces derniers : garni, chambre garnie et logement 973 . Ils offraient le coucher et parfois, mais c’était loin d’être la règle, le souper. Chacun proposait les mêmes « formules » de logement : à la nuit pour les moins fortunés, à la semaine ou au mois avec possibilité de renouvellement à périodes plus ou moins fixes pour les autres. L’ouvrier, le commis ou la femme seule pouvaient y louer un lit (il pouvait y en avoir plusieurs dans une pièce) ou une chambre garnie (pièce meublée que l’on partageait rarement à plus de deux). Ces garnis pullulaient littéralement dans le centre ville.

Tableau n° 29 : Capacité d’accueil des rues, par quartier et par année (315 rues) – 1823-1852
  1-10 garnis 10-19 garnis 20-29 garnis > 30 garnis
Halle aux Blés 1823 28 5 3 0
Hôtel-Dieu 1823 11 4 3 11
Hôtel-Dieu 1826 9 7 6 1
Hôtel-Dieu 1850 9 2 3 8
Célestins 1836 15 8 3 2
Célestins 1838 16 10 2 0
Célestins 1840-1844 10 8 3 4
Célestins 1846 8 8 3 5
Célestins 1852 10 5 5 2
Collège 1840-1844 19 5 5 7
Villeroy 1840-1844 24 4 1 11

Quasiment chaque rue renfermait au moins un logement. Les plus importantes – par leur longueur comme par leur activité – concentraient un maximum de garnis. Beaucoup de rues en possédaient moins de dix, ce qui signifie que l’ensemble d’un quartier était concerné et que les plus petites venelles avaient leur(s) garni(s). L’homogénéité de la Presqu’île ne doit pas faire oublier la spécificité de La Croix Rousse dont les garnis se massaient dans seulement trois rues, centres névralgiques du faubourg et proches de Lyon (grande rue de La Croix Rousse, cours d’Herbouville, quai de Serin). Le quartier de l’Hôtel Dieu était à ce titre exemplaire. En 1823, quartier de l’Hôtel-Dieu, 29 rues se partageaient 678 garnis, soit une moyenne de plus de 23 garnis par rue, ce qui donne un premier aperçu de l’importance de l’offre hospitalière. Le tableau précédent montre clairement qu’environ la moitié des rues regroupaient 20 garnis ou plus, dont trois plus de 50 : les rues Bellecordière (52), Bourgchanin (65) et de l’Hôpital (72). Si l’on considère le nombre de garnis par rapport à la longueur d’une rue, on se rend compte que certains petits passages étaient proportionnellement riches en structures accueillantes ; ainsi l’allée de l’Argue proposait six logements, le cloître des Jacobins douze. En 1850, le même quartier n’abritait plus que 516 garnis répartis dans 22 rues – les limites de l’arrondissement de police avaient changé 974 – mais le nombre moyen de garnis par rue restait le même, autour de 23,5. Les rues comprenant plus de vingt garnis représentaient toujours la moitié des rues accueillant des logements. Les plus importantes concentraient autant de garnis, certaines en perdaient du fait des modifications des limites du quartier, d’autres (rues Raisin, Noire) en gagnaient pour les mêmes raisons – preuves du dynamisme de l’accueil populaire qui ne se démentait pas dans un centre en voie de régénération. Les espaces qui s’organisaient autour de l’Hôtel-Dieu étaient parmi les plus populaires de la ville, pendants, de l’autre côté du Rhône, du faubourg de La Guillotière ; il n’était donc guère étonnant d’y voir fleurir nombre de logements, à l’image de la rue de l’Hôpital et de ses 84 garnis. A se placer au niveau de la rue elle-même, quel que soit le quartier, les garnis se ventilaient un peu dans chaque maison bien qu’il reste possible de constater des concentrations sur une portion de rue. De ce rapide tour d’horizon, une conclusion s’impose : l’accueil était des plus touffus et quiconque souhaitait se loger à bon compte n’avait que l’embarras du choix.

On nous dira peut-être : ‘«’ ‘ Est-ce encore de la solidarité que d’entasser des pauvres gens dans des dortoirs incommodes ? ’». Nous répondrons qu’il convient de se méfier des idées préconçues. Tout d’abord, et contrairement à l’hôtel, le garni n’occupait qu’un seul étage d’une maison. Plus encore, son offre était le plus souvent minimaliste. En moyenne, dans six à sept cas sur dix, les garnis ne se composaient que d’une seule pièce ; 20 à 25% avaient une pièce supplémentaire. C’était donc, tous quartiers confondus, neuf garnis sur dix qui ne possédaient qu’une ou deux pièces. L’hospitalité nous apparaît donc plus individuelle que collective. Faut-il encore compter le nombre de lits et établir le rapport entre celui-ci et le nombre de pièces afin de s’assurer si les pièces correspondaient ou non à de vastes dortoirs. Non seulement les logements étaient petits, mais le nombre de lits qu’ils renfermaient était très peu élevé. Sur l’ensemble de la Presqu’île, les garnis les plus nombreux étaient ceux qui ne proposaient qu’un lit (entre 1/3 et 2/3) ; puis ceux qui en proposaient deux (du quart au tiers). La norme se situait bien au niveau minimum. Au-delà, le nombre de garnis concernés n’était certes pas insignifiant mais toujours minoritaire. Majoritairement, les garnis proposaient un nombre de lits équivalent à un même nombre de pièces. Mis à part pour les quartiers de l’Hôtel-Dieu en 1850 et de Villeroy (1840-1844), le rapport lits/pièces était égal à un dans 76 à 87,5% des cas. La majorité des logements avaient un lit dans une pièce (environ 75%), sinon deux pour deux pièces (20%), très rarement au-delà. Si l’on cherche à définir les grandes structures et qu’on fixe à plus de trois lits par pièce la chambre collective, il appert qu’une minorité de garnis pouvait être taxée de chambrées. L’immense dortoir de plus de dix lits existait, mais de façon tellement marginale qu’il était l’exception. Même si l’on pouvait dormir à plusieurs dans un seul lit, même si les données doivent être prises avec précaution (un logeur pouvant déclarer posséder x lits à un moment donné et en augmenter le nombre sous la pression de la demande), il est incontestable que le garni lyonnais se distinguait du garni parisien et du système des chambrées. L’hospitalité du garni s’adressait à un homme ou deux, rarement davantage, car le logeur ne mettait à la disposition de ses clients qu’un lit ou deux. Voilà qui pose de façon inattendue la question de l’intimité (qui n’aurait pas été l’apanage des seuls hôtels bourgeois). Le garni, d’ordinaire jugé comme l’expression la plus aboutie de la promiscuité populaire, d’une vie collective sans intimité, était, aussi, un peu à l’image de tout autre logement, un lieu où il était possible de se retrouver avec soi. Bien sûr, il restait un lieu de rencontres, mais au moins peut-on affirmer qu’à Lyon s’exerçait une hospitalité davantage individuelle que collective, ne regroupant pas les individus par profession et/ou par pays dans de larges dortoirs – déversoirs de chairs fatiguées.

Malgré ces dernières précisions, peut-on réellement évoquer un réseau de solidarité populaire si les logeurs s’apparentaient davantage à des hôteliers qu’à des individus louant un lit à leur alter ego ? A dresser un bref profil des logeurs, nous apprenons qu’ils étaient avant tout des hommes, et ce quels que fussent le quartier et l’année considérés. Pour autant, la part des femmes était loin d’être insignifiante, bien au contraire, puisqu’elle oscillait entre 12 et 42,5%. Elles devaient être plus nombreuses encore si, à l’instar de la cultivatrice ou de la débitante, elles secondaient leur mari sans que l’administration ne prît la peine de les considérer comme actives. Toutefois, leur état matrimonial indique que la profession de logeuse était d’abord une activité de femme seule (sept fois sur dix en moyenne). Loger aurait été un moyen d’arrondir ses revenus voire de travailler quand on n’était plus salariée – par exemple à cause de son âge. Il s’agissait alors bien d’une solidarité double : le logeur permettait au logé de bénéficier d’un toit et le logé permettait au logeur de se faire un peu d’argent. Cela pose la question de la nature même de l’activité de logeur : complément ou métier à part entière ?

Tableau n° 30 : Répartition des logeurs selon l’importance de leur activité, par quartier et par année – 1823-1852
  HB 26 HD 23 HD 26 HD 50 C 36 C 38 C 40 C 46 C 52 V 40 Col 40
Activité principale 12% 8% 7,5% 12,5% 30,5% 25% 26,5% 29,5% 7,5% 7% 5%
Activité secondaire 88% 92% 92,5% 87,5% 69,5% 75% 73,5% 70,5% 92,5% 93% 95%

Tenir un garni apparaît nettement comme une activité d’appoint. Il est même frappant de constater combien ceux qui déclaraient en vivre exclusivement sont minoritaires. Une exception : le quartier des Célestins où les logeurs professionnels, s’ils restaient les moins nombreux, regroupaient tout de même, en moyenne, plus de 25% des tenanciers de garnis 976 . Cette différence s’explique certainement par le fait que l’arrondissement des Célestins était un des quartiers « officiels » du logement, du débit de boissons et de la maison de passe, donc un quartier davantage « professionnel ».

Qui étaient alors ces « amateurs » du logement ? Chez les femmes, les métiers populaires l’emportaient, au travers de la domination indiscutable du groupe des ouvrières auquel s’adjoignaient les employées des services (type domestique) et les petits métiers de rue (type revendeuse). Les ouvrières se répartissaient, environ neuf fois sur dix, dans les branches du textile et du vêtement. Chez les hommes, les ouvriers étaient également les plus nombreux (travaillant essentiellement dans le bâtiment, la chaussure et le vêtement) mais la part des commerçants, fabricants et marchands était loin d’être négligeable (jusqu’à 30% pour le quartier des Célestins des années 1840). Même si on grossit les rangs des logeurs professionnels en leur ajoutant les commerçants en tout genre, on ne forme qu’un ensemble réduit de personnes – aux alentours de 10 à 15% de logeurs (Célestins exceptés). Il apparaît clairement que le menu peuple se servait du garni comme d’un revenu d’appoint dans une logique économique de pluriactivité.

Les individus tenant un garni exerçaient la plupart du temps un métier autre que celui de logeur ; il n’est donc pas étonnant de constater que leur répartition professionnelle reflétait la physionomie sociale de leur quartier. Allant plus loin, on pourrait se demander si une profession ou un secteur d’activité n’auraient pas jeté leur dévolu sur certaines rues ou portions de rues. En réalité, lorsqu’une profession se retrouve à plusieurs reprises, c’est dans un quartier où le nombre de garnis était élevé, et où elle était elle-même largement représentée. Par conséquent, chaque rue livrait un riche éventail des professions populaires et seul le quartier des Célestins proposait un accueil un tant soit peu professionnalisé. Est-ce à dire que, si le réseau des garnis ne s’organisait pas par regroupements professionnels, il s’adressait à tous de manière indifférenciée ? Effectivement, plus de la moitié des garnis ouvraient leurs portes à tous et quasiment aucun n’était réservé à des individus originaires du même pays. Toutefois, il n’était pas rare de constater que certaines professions fournissaient la clientèle privilégiée de plusieurs garnis : les commis, cordonniers, tailleurs (notamment dans le quartier de Villeroy). Mais si les professions des tenanciers correspondaient dans leur globalité à celles des logés – le peuple hébergeant les siens – cela ne signifiait pas pour autant que le cordonnier louait une chambre au cordonnier et la lingère à la lingère. L’encadrement professionnel était loin d’être la règle et il s’appliquait à ces ouvriers de métiers encadrés voire corporatistes qu’étaient les cordonniers (48 sur 50 dormaient chez un cordonnier) ou les ouvriers du bâtiment (44 maçons sur 61 couchaient chez un maçon). Cette homogénéité est plus frappante encore à raisonner par branches d’activité ; ainsi les cordonniers logeaient près de 100% des travailleurs de la chaussure. Malgré tout, l’accueil entre soi restait une pratique minoritaire (43% en comptant les regroupements par branches).

Dernier point à aborder : la durée de vie du garni. Sans entrer dans les détails, bornons-nous à souligner qu’il existait une stabilité indéniable du paysage de l’accueil – même en ce qui concernait les logements tenus dans une logique de pluriactivité. Les logeurs avaient pu arrêter d’offrir l’hospitalité et quitter leur domicile mais ils étaient remplacés par d’autres personnes, leur garni survivant à leur départ. Si, dans un même quartier et à dates différentes, les rues connurent des rotations de garnis plus ou moins importantes, au bout du compte, elles ne gagnaient ou ne perdaient jamais plus de deux garnis. Le paysage de l’hospitalité évoluait rapidement, se recomposait sans cesse sans forcément modifier sa capacité d’accueil. Beaucoup de garnis parvenaient à se maintenir en activité pendant deux, trois ou même quatre ans. Au-delà, le nombre de créations s’intensifiait au détriment des logements plus anciens. Ceux qui duraient le plus étaient avant tout tenus par des logeurs professionnels – sans que leur proportion soit écrasante.

Au terme de cette rapide présentation du garni, nous constatons toute l’importance de ce type de logement pour les classes laborieuses. Par leur nombre, leur répartition, leur durée de vie liée à leur capacité presque infinie de reproduction (le garni survivant au logeur ou se déplaçant de quelques numéros dans la rue) et leur ouverture au plus grand nombre, ils étaient de véritables repères dans la cité pour les classes laborieuses. L’hospitalité en garni se situait à mi-chemin des analyses de Marcel Mauss et d’Arnold Van Gennep, partie prenante à la fois de l’économie du don et du rite de passage régulant les appartenances 977 . Le peuple se logeait lui-même au travers d’un réseau hospitalier manifestant sa conception de l’entraide ; en ce sens, un logeur donnait toujours l’hospitalité à son semblable – qu’il l’ait ou non connu. Pour reprendre la terminologie de Jacques Godbout 978 , l’hôte n’était pas un invité puisqu’il était déjà membre ou en voie de le devenir. Il n’en reste pas moins que les logeurs demandaient de l’argent à leurs hôtes. Le loyer demandé était d’ailleurs fort modique, entre 70 centimes et 1,50 francs (quelquefois moins dans les garnis de la rive gauche, spécialement destinés à recevoir les plus démunis) et le crédit était fréquemment pratiqué ; certains avaient une ardoise de cinquante francs chez leur logeur. L’endettement, au bout d’un certain terme, était risqué mais il y avait toujours des arrangements consistant à laisser son livret ou ses effets en nantissement. Leur commerce n’entachait pas l’idée de solidarité : il faut une fois de plus se placer dans l’optique d’une vie populaire basée sur le don/contre don : je te donne un toit et tu m’aides à survivre en me payant. Le garni participait bien de l’économie de l’échange et ne répondait pas à une logique marchande. Le logeur ne s’apparentait pas à l’hôtelier ; il était un ouvrier ou un artisan désireux d’améliorer quelque peu son ordinaire ou de continuer d’avoir un revenu en période de chôme, en sous-louant une partie de son foyer – accueillant généralement une personne sur une paillasse. Tant qu’on le pouvait ou le voulait, on continuait à loger, certainement de façon épisodique. Nombreux devaient être ceux qui s’adonnaient sporadiquement à cette activité sans en faire la déclaration aux autorités.

Bien entendu, la solidarité et l’amitié possédaient leurs limites. Elles n’empêchaient pas forcément la solitude : bénéficier d’un solide réseau de relations n’empêchait pas de se sentir extrêmement seul. La solidarité ne bénéficiait pas à tous, tout le temps. Certains moments étaient moins que d’autres propices à l’entraide. En cas de crise, il était difficile d’accueillir même un proche sans risquer de rompre son propre équilibre économique déjà si fragile en temps normal. Il pouvait en découler une certaine gêne de l’hôte à profiter de l’hospitalité. Guillaume Romand était hébergé par son oncle qui se trouvait aussi démuni que lui ; arrêté par la police alors qu’il n’avait rien mangé depuis 48h, il avoua n’avoir rien osé demander de plus à son oncle 979 . Le fil de la vie était si ténu qu’il entraînait bien malgré lui la fragilité des solidarités. Telle fille mère miséreuse était aidée par une voisine qui payait la nourrice de son enfant jusqu’au jour où celle-ci tomba dans une détresse économique obligeant la mère à abandonner son petit. Dans un environnement si incertain, chacun savait que la solidarité était aléatoire. Etait-ce pour cette raison que certains individus étrangers à la ville pouvaient avoir des difficultés à profiter d’une entraide privilégiant l’interconnaissance ? A un ouvrier cherchant à s’employer, ‘«’ ‘ Burnoux ébéniste rue d’Egypte a dit qu’il avait bien du travail mais qu’il n’occupait pas des personnes qu’il ne connaît pas’ 980  ».

Au-delà de ces contre-exemples, les relations interpersonnelles permettaient à chacun de vivre la ville et de trouver sa place dans le monde urbain. Etre intégré par ses relations ne se limitait pas aux seules solidarités extrêmes que nous avons envisagées, à ces solidarités qui s’imposaient dans l’urgence de l’accident ou qui venaient colmater les brèches du social en offrant un toit. Participer de cette vie populaire, c’était aussi partager des moments de plaisirs, accéder à la détente d’un entre soi réconfortant, discuter au cabaret ou rire des bonimenteurs de la foire. La solidarité ne prenait corps que si un « être ensemble » était possible, si une volonté de se retrouver pour exister animait tout un chacun.

Notes
968.

Pour un point complet de la question, se reporter à Anne GOTMAN, Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Paris, PUF, 2001, 507 p.

969.

ADR, 4 M 102, Rapport de police, 19-20/03/1864.

970.

ADR, 4 M 491, Lettre du préfet du Rhône au directeur général de la police, 26/02/1821.

971.

Daniel ROCHE [dir.], La ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVII e siècle - début XIX e siècle), Paris, Fayard, 2000, p. 9.

972.

A partir de treize registres de relevés des logeurs disponibles aux Archives Municipales de Lyon, nous avons constitué une base de données regroupant environ 5 000 fiches correspondant à un peu moins de logements (certains se retrouvant d’une année à l’autre) ; cf. annexe n°1/vi. Les registres retenus – tous rédigés entre 1823 et 1852 – couvrent six arrondissements de police situés, pour la plupart, au cœur de la cité, dans la Presqu’île. Il ne sera pas réellement possible d’établir une comparaison avec les faubourgs, lieux essentiels à partir desquels s’opérait l’entrée en ville, alors même que La Guillotière paraissait être un lieu prisé des nouveaux arrivants, tout comme Vaise, porte lyonnaise pour tous ceux en provenance du Nord. Ce serait en définitive La Croix Rousse qui, a priori, devait concentrer un minimum de garnis. Comme un fait exprès, nous ne possédons des archives que pour ce seul faubourg. Ces dernières confirment notre première impression, puisque les deux registres retrouvés ne livrent respectivement que 66 et 77 fiches. Mais il ne faudrait pas perdre de vue que l’entrée en ville s’opérait aussi (d’abord ?) par le centre. Les quartiers recensés sont ceux qui, dans la Presqu’île, concentraient le plus de logements (plus on se rapprochait de la place des Terreaux, plus les hôtels étaient nombreux au détriment des garnis). Les résultats présentés ici rapidement sont tirés d’une grande enquête menée conjointement avec Carlos Carracedo portant sur les logeurs et logés des garnis lyonnais du XIXe siècle. Cf. pour davantage de détails, Carlos CARRACEDO, Alexandre NUGUES-BOURCHAT, L’hospitalité…, op. cit. (nous avons plus particulièrement rédigé la partie consacrée aux logeurs).

973.

A partir de ces trois termes, différentes variantes sont envisageables : lits garnis, chambres garnies et lits au mois. On retrouve également des cabinets et autres pensions.

974.

C’est ce qui explique que la rue Bellecordière passa de 52 à 23 garnis ; une partie de la rue était désormais comprise dans l’arrondissement de police des Célestins. Plus généralement, sur les 29 rues concernées en 1823, seize avaient disparu du registre en 1850.

975.

HB = Halle aux Blés ; HD = Hôtel-Dieu ; C = Célestins ; V = Villeroy ; Col = Collège ; CR = Croix Rousse. 23 = 1823 ; 26 = 1826 ; etc. ; excepté 40 = 1840-1844. Les chiffres soulignés sont des estimations.

976.

Les 7,5% de 1852 sont peu compréhensibles. Du moins soulignent-ils, une fois encore, la fragilité de nos informations due certainement à des techniques de recensement différentes et peu logiques.

977.

Marcel MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1973 (première édition 1923-1924) ; Arnold VAN GENNEP, Les rites de passage, étude systématique des rites, Paris, Picard, 1981 (première édition 1909). Cf. Anne GOTMAN, Le sens…, op. cit., p. 3.

978.

Jacques T. GODBOUT, « Recevoir… », art. cit., p. 45.

979.

AML, I3 32-33, Registres d’audience du petit parquet, Arrestation de Guillaume Romand, 22/02/1859.

980.

Id., Arrestation de Pierre Couyrenne, 19/01/1859.