A - Les loisirs populaires

Le défoulement au débit de boissons, à la salle de danse ou dans les eaux du Rhône fournissait matière à exister, à prouver son existence en dehors d’un travail long et abrutissant ne laissant que peu de place à la détente. Entre le temps du labeur et celui du repos, arrivait à se glisser un temps pour être à soi et aux autres. Ce temps concernait peu le matin et le midi, préférant étendre ses maigres heures entre la fin de l’après-midi et minuit – mais durait rarement autant pour qui en bénéficiait. En un siècle où l’atelier n’avait pas été submergé par l’usine, les instants de détente s’inséraient parfaitement dans le temps long du travail ; si on travaillait à domicile, la sociabilité de voisinage venait crever la monotonie du labeur. Des journées chômées s’ajoutaient chaque semaine et livraient la ville au bon vouloir de ses habitants. Le dimanche en était la journée phare 981 , encadrée par le samedi et le lundi. On présente traditionnellement le dimanche comme le jour de la sortie en famille, de la promenade champêtre et le samedi et le lundi comme étant réservés à la sociabilité amicale et au débit de boissons. La Saint lundi des ouvriers se poursuivait parfois jusqu’au mardi, chacun – notamment parmi les plus qualifiés – organisant la flexibilité de son propre temps de travail.

Bien que nous repérions aisément ces différentes formes de coupures, les archives ne livrent qu’exceptionnellement plus de détails sur leurs expressions quotidiennes. L’historiographie est le plus souvent muette à ce sujet ; il n’y a guère que le débit de boissons qui ait suscité des travaux et, pour le reste, mises à part quelques pratiques locales de jeux, il n’y a pas pléthore d’études. Ce n’est qu’avec « l’avènement des loisirs 982  » et la ritualisation des divertissements que l’historien peut réellement proposer une analyse sérieuse. Pour la période qui nous intéresse directement, les lieux de la détente et de la sociabilité étaient tout aussi nombreux qu’insaisissables. La rue, l’immeuble, la cour, l’échoppe : dans toute la ville s’exprimait la sociabilité informelle. Outre l’ordinaire de la conversation, certains se retrouvaient en des lieux précis pour s’adonner à une activité précise : les quais et la baignade, les salles et la danse, etc. Quelques vérités suivies de quelques banalités : voilà tout ce qu’il est possible d’écrire sur les apparitions fugaces de la détente informelle au fil des documents. Comme d’autres, nous sommes réduits à n’étudier que le cabaret, figure archi connue du temps libre car la plus visible. Mais attention : le regret qu’on peut formuler ne naît que de ce qui nous échappe. L’étude en soi du débit de boissons est absolument incontournable tant ce lieu rythmait la vie populaire du XIXe siècle comme il l’avait rythmée les siècles précédents et comme il l’a rythma les siècles suivants. Ainsi que le notait David Garrioch à propos du XVIIIe siècle, ‘«’ ‘ The wineshop was thus more than just another shop : it was an extension of the street, more private and protected yet in some way belonging to the public’ ‘ 983 ’ ‘ ’».

Le seul véritable ennui qui vient contrarier un travail sur le cabaret réside probablement dans son manque de représentativité de la population lyonnaise. « Cherchez la femme, vous ne la trouverez pas » semblent nous dire les travaux existants. Le café était avant tout le lieu de la sociabilité ouvrière masculine – celle associée à la Saint lundi, celle du mari dépensant toutes les économies de la semaine. La femme n’avait pas sa place au débit de boissons – à l’exception de la tenancière, des serveuses et de quelques femmes de mauvaise vie. Venir seule au cabaret était une attitude inconcevable pour la femme qui tenait à sa réputation, à moins qu’elle n’y vînt pour chercher son époux qui se serait trop attardé. Si des hommes du peuple refusaient, par principe, la sociabilité du cabaret, c’étaient souvent les femmes qui dénonçaient les méfaits du débit clandestin 984 . Soulignons, toutefois, la présence des couples qui fréquentaient naturellement les cafés. En ce sens, il n’était pas, contrairement au bordel, un lieu de détente exclusivement masculin. Et nous ne manquerons pas d’aborder des divertissements mixtes tels que la danse ou la promenade.

Notes
981.

Rappelons que le dimanche est jour chômé pour des raisons religieuses. Les ordonnances concernant ce jour furent réimprimées sous la Restauration, précisant que personne n’avait le droit de travailler le dimanche ; seuls les commerçants de l’alimentation et les pharmaciens étant autorisés à garder leur rideau entr’ouvert. Les débits de boissons fermaient, en théorie, durant l’office et n’ouvraient qu’à midi. Les spectacles et les salles de danse commençaient à être fréquentés en fin d’après-midi, à 17 heures. Cf. ADR, 4 M 478, Ordonnance du directeur général de la Police, 07/06/1814. Voir également Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Paris, Editions de l’Atelier, 1997, 379 p.

982.

Alain CORBIN [dir.], L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995, 471 p.

983.

David GARRIOCH, Neighbourhood…, op. cit., p. 27.

984.

Voir par exemple ADR, 4 M 461, Lettre du commissaire de police de La Croix Rousse au préfet du Rhône, 14/05/1866.