1 - L’évasion au café

Envie d’ailleurs

L’attrait du nid douillet est un bel anachronisme concernant les classes populaires. On a sans doute trop lourdement insisté sur l’horreur du dedans alors que la chambre ou l’appartement étaient les lieux uniques de l’intimité. Il n’empêche que lorsque venait l’heure d’arrêter le travail, le dehors seul attirait avec ses cafés qui, même s’ils ne croulaient pas sous les dorures, proposaient tout ce qu’on n’avait pas chez soi. Les plus pauvres, qui n’avaient rien à eux, se payaient une chambre ou un lit en garni : rien ne les retenait chez eux. Bourget, journalier, louait une chambre rue des Asperges, juste quelques mètres carrés de quoi entreposer un lit, une table, deux chaises, un chandelier et trois sacs. Quelques objets de ménage dépareillés ne permettaient guère d’accueillir grand monde, malgré quatre tableaux et une petite glace cassée en guise de décoration ; l’absence de cuisine l’obligeait à prendre ses repas ailleurs 985 . Un autre journalier, domicilié un peu plus haut dans la rue, louait un deux pièces pour toute sa famille. L’une, servant de chambre, comprenait un lit en noyer garni d’une paillasse, sept chaises en paille, une commode en noyer à quatre tiroirs, un réchaud et un dôme de poêle en tôle ; seule une pendule à colonnes tournées en bois noir avec son socle et son globe affichait une touche de superflu. A la cuisine, l’indispensable ne manquait pas : un fourneau en fonte et tôle, une table ronde et une table carrée en noyer, deux placards en sapin verni. Furent répertoriés onze objets de batterie de cuisine en fer battu, une marmite et une coquelle 986 en fonte, un chandelier en cuivre, vingt-sept objets de vaisselle en terre ou en faïence, un sucrier, quatre couverts en fer battu, deux verres et une carafe en cristal taillé, divers outils. Ces deux pièces renfermaient l’essentiel de ce qu’il fallait à trois personnes pour vivre, mais cet intérieur n’avait rien du home 987 et l’intimité du couple y était difficilement préservée ; c’était le lieu des activités essentielles à la survie, on y mangeait et on y dormait 988 . Prenons un dernier exemple, celui de Mathieu Montagneux, passementier demeurant au 267 avenue de Saxe, marié en seconde noce et père de quatre enfants. Sa profession le plaçait dans une position sociale un peu plus avantageuse que celle des deux journaliers. De fait, son logement occupait deux pièces au rez-de-chaussée, deux autres à l’entresol et un atelier dans la cour. Mais ce qu’il gagnait devait suffire à payer le loyer et faire vivre les siens ; son mobilier était identique aux précédents à la différence qu’une pièce accueillait une cannetière 989 et que l’atelier abritait trois métiers de passementier 990 . La journée de labeur terminée, l’ouvrier et l’artisan qui travaillaient à domicile pouvaient exprimer le désir de quitter le métier ou l’atelier pour un ailleurs distrayant.

A défaut d’exotisme, le débit faisait bien l’affaire et il est certain que chacun des trois ouvriers quittaient fréquemment leur domicile pour s’en venir pousser la porte du cabaret, d’autant que le domicile privé était un lieu réservé pour soi et les siens (même l’ami y avait peu de place). Il y avait bien sûr des gargotes infâmes où la misère le disputait à la saleté, mais la majorité des tenanciers proposaient aux clients un minimum de tenue et un cadre qui, sans être luxueux, n’en demeurait pas moins agréable et suffisait à faire éprouver l’idée de confort à ceux qui n’en avaient guère. La pièce principale était assez vaste pour accueillir plusieurs tables en bois ainsi qu’un grand nombre de chaises, bancs et tabourets, meubles massifs et solides résistant aux querelles. On y trouvait la chaleur – ce qui n’était pas toujours le cas chez soi – chaleur donnée par un appareil à gaz et/ou un poêle. Une décoration en mode mineur égayait le lieu : la grande pendule et la glace dans son cadre en bois doré se retrouvaient invariablement, de même que les rideaux aux fenêtres ; quelques détails ajoutaient du cachet comme un comptoir en noyer avec dessus en marbre et sa banquette recouverte en tissu de laine rouge. Un billard trônait toujours au fond de la pièce, tandis qu’un tapis vert se tenait à la disposition des joueurs de cartes. Les clients pouvaient donc se divertir mais ils étaient d’abord venus dans l’intention de boire quelques bouteilles. Le débitant lyonnais proposait quatre types d’alcool : le vin (le vin rouge, qui avait toujours la préférence des clients, plutôt que le vin blanc), la bière, la liqueur et l’eau-de-vie. Près du comptoir, il conservait les bouteilles en vidange et en laissait en attente plusieurs dizaines dans sa cave. D’autres boissons étaient consommées, et en premier lieu du café et de la limonade. La cuisine très bien achalandée était la preuve que les tenanciers préparaient un repas pour qui voulait dîner : le grand fourneau en fonte garni de sa bouillotte et de son bain-marie en cuivre autorisait la préparation des plats qui étaient servi en salle ; les couverts étaient rangés dans un placard au fond de l’établissement. Partout, essuie-mains, tabliers et torchons étaient les signes apparents de l’activité du lieu. Au beau jour, dans la cour ou sur la rue, le débitant dressait tréteaux et planches et sortait les bancs ; l’accord entre le café et le dehors trouvait alors son expression pleine et entière 991 .

A l’inventaire rapide du peu qu’on avait et de ce que le débit offrait en complément de ce peu, on comprend pourquoi les citadins en faisaient un lieu incontournable de leur quotidien. Palliant un chez soi trop exigu, on y recevait sa famille ou ses connaissances. On y buvait bien entendu 992 – et on sait combien le vin tenait une place prépondérante et dans l’alimentation et dans la sociabilité populaire : partager un verre était l’équivalent de se serrer la main, soit pour se saluer soit pour conclure un marché 993 . Mais on venait avant tout y discuter, on partait à la recherche d’une sociabilité toujours facile à trouver – le cabaret n’était jamais vide, une dizaine de personnes en moyenne se chargeaient de l’animer. Certains se détendaient, tout simplement, mais d’autres en profitaient pour régler d’importantes affaires et délaissaient la partie de billard proposée. Beaucoup, notamment ceux logeant en garni, venaient y prendre leur repas. Nous avons peu d’archives permettant de savoir qui buvait avec qui, mais il est permis de penser, au vu de l’étude des réseaux, que les Lyonnais privilégiaient à tout le moins une mixité professionnelle. Thomas Brennan, dans son analyse du cabaret parisien, relevait qu’à un rapport très étroit entre les consommateurs succéda peu à peu, à partir de la fin du XVIIIe siècle, une mixité sociale chez les artisans, les boutiquiers et – dans une moindre mesure – les ouvriers 994  ; processus achevé au XIXe siècle et aidé par la fin des corporations ? Enfin, on n’oubliera pas que le débit était dominé par la figure du patron – celui qui détenait les clés, décidait des crédits et avait la main sur les bouteilles. Domination donc, d’un des commerçants les plus en vue, mais comme atténuée par la proximité qu’il entretenait avec ses clients. D’origine modeste, le cabaretier était issu d’un milieu de cultivateurs ou de viticulteurs, voire de petits commerçants ; ses enfants n’avaient pas forcément connu de promotion sociale et travaillaient dans le textile pour les filles, le petit commerce ou l’artisanat pour les garçons. Les inventaires après décès ont montré qu’il était rarement propriétaire et qu’en définitive, il possédait peu 995 . On peut donc tout à fait reprendre pour le XIXe siècle les propos que Pierre Bourdieu tenait au sujet du cafetier de la fin du XX: la proximité culturelle et langagière l’unissait à ses clients ouvriers. Le patron participait au vivre ensemble en ce qu’il contribuait ‘«’ ‘ […] à la mise en suspens des nécessités économiques et des contraintes sociales que l’on attend du culte collectif de la bonne compagnie’ ‘ 996 ’ ‘ ’».

Notes
985.

ADR, 7 Up 799, Acte de notoriété n° 782, 14/11/1865. Il s’agit de description mobilière rédigée par le juge de paix du 7ème arrondissement et faisant suite à un décès.

986.

Une coquelle est une cocotte en fonte (régionalisme).

987.

Ce qui n’empêchait pas d’avoir soin de son intérieur et de chercher à l’embellir avec le peu que l’on possédait, à l’image de cette femme dont une des fenêtres « […] a des rideaux de vitrage […] faits avec de la guipure qui était auparavant un dessus de lit. [Elle a] mis cette guipure à double parce qu’elle était déchirée dans certains endroits ». ADR, 4 U 234, Procès Vivier, Déposition de Marguerite Bonnard, 03/04/1871.

988.

ADR, 7 Up 798, Acte de notoriété n° 365, 03/06/1864.

989.

Une cannetière (ou canetière) est une machine à enrouler le fil de trame sur une canette.

990.

ADR, 7 Up 799, Acte de notoriété n° 282, 30/04/1865.

991.

Voir par exemple ADR, 7 Up 797, Acte de notoriété n° 227, 11/06/1863 et ADR, 7 Up 799, Acte de notoriété n° 631, 14/09/1865.

992.

Il a été calculé qu’un habitant de La Croix Rousse consommait, sous la Monarchie de Juillet, environ un demi litre de vin par jour, soit autant, si ce n’est un peu plus, qu’un Lyonnais. L’alcool n’était donc pas mal perçu au contraire de l’ivrognerie. Cf. Hervé LAMY, Débits et débitants de boissons croix-roussiens entre 1830 et 1880, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Gilbert Garrier, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1994, vol. 2, f° 32. Une autre étude a montré qu’à la fin du XVIIIe siècle 81% des buveurs consommaient au cabaret, 12% chez eux et 7% ailleurs. Pierre DOUILLET, Les manières de boire à Lyon au XVIII e siècle, Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Françoise Bayard, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1993,f° 39. De manière plus générale, rappelons que la quantité de vin consommé par an par habitant était de 86 litres en 1830-1839 et de 141 litres en 1870-1879. Cf. Jacqueline LALOUETTE, « La consommation de vin et d’alcool au cours du XIXe et au début du XXe siècle », Ethnologie Française, n° 3, 1980, p. 289.

993.

Thomas BRENNAN, Public…, op. cit., p. 220.

994.

Id., pp. 234-249.

995.

D’après le recensement de 1836 et un échantillon de contrats de mariage. Cf. Maryse DIAZ, Martine DUMONT, Cafetiers et cabaretiers à Lyon, 1750-1850, Hommes et lieux, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Maurice Garden, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1979, f° 58 sq.

996.

Pierre BOURDIEU, « Vous avez dit…. », art. cit., p. 104.