Son implantation dans l’espace urbain

Si le nombre de débits à Lyon était particulièrement important, il paraît intéressant d’en connaître la répartition exacte quartier par quartier. Le tableau suivant permet une comparaison en 1857, 1868 et 1873 :

Tableau n° 33 : Répartition des débits de boissons lyonnais par quartier de police – 1857-1873
  1857 Total
1857
1868 Total
1868
1873 Total
1873


RIVE
DROITE
SAÔNE
Saint Just -
Pierre Scize 55
Métropole 82
Vaise 163

}27,5%
94
90
110
210

}17%
163
125
-
220

}18,5%






PRESQU’
ILE
Croix Rousse 154
Caluire/Saint Clair 62
Célestins 134
Cordeliers 54
Chartreux -
Jardin des Plantes -
Hôtel de Ville -
Louis le Grand 91
Perrache 143




}58%
271
-
194
89
69
177
152
124
198




}43%
113
109
-
243
-
127
235
112
172




}40,5%


RIVE
GAUCHE
RHÔNE
Saint Louis 160
Guillotière -
Part Dieu -
Brotteaux -
Saint Pothin -


}14,5%
235
-
362
247
353


}40%
257
213
234
181
244


}41%

Des données lacunaires alliées aux reconfigurations des quartiers ne nous permettent pas de calculer pour chaque quartier les variations d’une année à l’autre. Une première constatation s’impose cependant d’elle-même : le nombre de débits n’était pas forcément fonction de la superficie et du nombre d’habitants d’un quartier ; il s’accordait plutôt par rapport à la place du quartier dans la vie de la cité. On peut commencer à raisonner en groupant les quartiers en grandes aires : rive droite de la Saône, Presqu’île et rive gauche du Rhône. Si on retrouve globalement l’augmentation suivie d’une stagnation déjà relevée par ailleurs, la comparaison entre les trois grands espaces lyonnais est surtout valable pour les années 1868 et 1873 qui livrent les résultats les plus complets. Environ deux débits lyonnais sur dix se trouvaient sur la rive droite de la Saône, les huit autres se répartissant équitablement entre la Presqu’île et la rive gauche du Rhône. Le mouvement général sur tout le siècle introduit quelques nuances. La rive droite resta au même niveau – sauf pour Vaise qui accueillit de plus en plus de débits. Durant la première moitié du siècle, les débits se situaient d’abord sur la Presqu’île avant de connaître un rééquilibrage en direction de la rive gauche à partir du rattachement de 1852.

En 1857, la part de la rive droite est certainement gonflée du fait des lacunes touchant les deux autres aires, et notamment la rive gauche pour laquelle nous n’avons d’indications que pour le quartier Saint Louis. Rive droite de la Saône, les débits étaient moins nombreux qu’ailleurs mais il faut noter que les disparités étaient importantes. L’ancien faubourg de Vaise, récemment urbanisé et en voie d’industrialisation, avait peu à voir avec les quartiers anciens qui bordaient la Saône plus au sud. Les débits y étaient très nombreux, le quartier regroupait quatre à cinq débits sur dix pour l’ensemble de la rive droite. Cela s’explique par la spécificité d’un quartier qui reliait les voyageurs empruntant la route de Paris au centre de Lyon ; de cette fonction ancienne, le faubourg conservait l’habitude de la gargote, de l’auberge et du débit. Puis, avec l’installation d’une population ouvrière et urbaine, le quartier populaire et laborieux vit fleurir dans ses rues des dizaines de cabarets. Si on comptait 34 cafés à Vaise, il y avait 105 cabarets et 22 buvettes. Dans le vieux Lyon, la donne était quelque peu modifiée : les débits étaient nettement moins nombreux, bien que l’écart semblât se combler en 1873. Pierre Scize était un quartier peu peuplé et assez confiné ; son caractère populaire ne le privait toutefois pas de cabarets. Le quartier de la Métropole, du fait de sa triple influence populaire, religieuse et judiciaire, proposait des cabarets dans ses parties anciennes, comme à Saint-Georges, et savait se faire plus discret autour de la primatiale. Saint-Just, quartier excentré et difficile d’accès, fonctionnait peut-être davantage sur le modèle villageois dans le sens où il était peu en concurrence avec le centre ville, au contraire de Pierre Scize et de la Métropole.

De tels contrastes se retrouvaient sur la Presqu’île. Trois zones distinctes étaient envahies par les débits. La première s’étendait depuis le plateau de La Croix Rousse jusqu’à l’Hôtel de Ville, englobait trois quartiers et 47% des débits de la Presqu’île en 1868. Quartier ouvrier, La Croix Rousse concentrait naturellement un grand nombre de débits, tout comme les rues autour de l’Hôtel de Ville ; entre les deux, les pentes, qui formaient le quartier du Jardin des Plantes, offraient de nombreuses haltes rafraîchissantes à ceux qui faisaient la navette entre le plateau et le centre ville. Le quai de Serin, jonction entre le centre et Vaise, remplissait un rôle similaire. Son pendant côté Rhône, le cours d’Herbouville, accueillait sous la Monarchie de Juillet environ un débit tous les 25 mètres 1006 . Le quartier des Célestins et une partie du quartier Louis le Grand (place Bellecour) formaient la deuxième zone de forte concentration de cafés et cabarets, correspondant au quart des débits de la Presqu’île. Contrairement à la précédente, elle était fréquentée par des individus aux positions sociales fort diverses. Aux Célestins, le quartier se divisait entre l’ancien quartier de l’Hôtel Dieu, très populaire et parsemé de débits, et l’espace bordant le théâtre, dévolu, depuis le début du siècle, aux plaisirs de toutes sortes. Après l’incendie de 1807, les vieilles baraques du quartier furent remplacées par de solides constructions abritant de riches cafés bourgeois, des cafés chantant, cabarets populaires et bordels à soldats. A la fin du Second Empire, le quartier perdit sa domination mais resta attractif pour toutes les classes de la société : on y recensait encore 55 cafés et 60 cabarets en 1857. Le quartier de la place Bellecour était tout aussi mixte bien que davantage différencié ; là où cafés et cabarets étaient mélangés aux abords du théâtre, les espaces étaient ici bien marqués entre les grands cafés de la place et les cabarets des petites rues alentour (rue des Marronniers par exemple). En 1857, 30 cafés y étaient répertoriés ainsi que 38 cabarets ; lieu de promenade, la place et ses abords se couvraient au beaux jours de 21 buvettes bénéficiant d’un emplacement de choix. Troisième et dernière zone d’importance, le quartier Perrache attirait, en 1868, 15,5% des débits de la Presqu’île – soit autant que le quartier des Célestins. Sa place dans ce « palmarès » peut étonner, tant le quartier semblait loin de tout. N’oublions pas que ce quartier englobait Ainay et que s’explique ainsi la présence de quelques cafés sur son territoire. L’importance prise par ce parangon de la modernité que fut le chemin de fer créa un phénomène nouveau : l’agglutinement des commerces et des services autour de la gare. Ensuite, le cours du Midi était un espace apprécié des promeneurs avant de devenir un lieu fréquenté par les escarpes – soit deux bonnes raisons d’ouvrir cabarets et buvettes. Enfin, Perrache était un quartier ouvrier, en liaison notamment avec les chantiers du chemin de fer, qui ne pouvait se passer de la détente que le débit procurait aux travailleurs fatigués.

Entre ces trois zones à forte densité, s’inséraient des espaces moins surchargés en débits de boissons. Sur les pentes de La Croix Rousse, seul le quartier central aboutissant directement aux Terreaux et le quai de Serin accueillaient une grande quantité de cabarets. Côté Saône, le quartier des Chartreux n’abritait guère de débits en dehors de ses quais ; le reste de son territoire, appartenant en grande partie au couvent des Chartreux, ne connut qu’une urbanisation limitée. Côté Rhône, le quartier Saint Clair ne devait ses 22 cafés et ses 39 cabarets qu’à l’importante fréquentation dominicale du seul cours d’Herbouville. Au cœur de la Presqu’île, le quartier des Cordeliers brillait par le manque d’implantation des débitants sur son territoire : 54 en 1857, 89 onze ans plus tard… Il ne devait ses 243 débits recensés en 1873 qu’aux reconfigurations du centre ville qui entérinèrent la disparition du « grand » quartier des Célestins. Comment expliquer l’atonie d’un quartier du centre ville, autrefois haut lieu de la sociabilité populaire ? Les transformations du Second Empire le touchèrent de plein fouet, la disparition des petites rues au profit de larges artères supprima l’ancienne ville de l’atelier, de la boutique et du cabaret. En 1857, le quartier comptait seulement dix cabarets que venaient épauler onze buvettes pour ceux y travaillant mais n’y habitant plus ; désormais quartier du négoce et de la banque, il s’embourgeoisait de 33 cafés… tandis que les abords de la rue Impériale se chargeaient de cafés concerts de bonne tenue.

Quand on traverse le pont de La Guillotière et qu’on se retrouve sur la rive gauche du Rhône, tout commentaire devient superflu : à chaque coin de rue son débit. Tous les quartiers offraient environ un nombre équivalent de cabarets et cafés, nombre à chaque fois très élevé. Les trois anciens faubourgs de Lyon fournissaient une part très importante des débits de boissons : près de la moitié en 1857 et autour de 57% en 1868 et 1873 mais avec une nette domination de l’ancien faubourg de La Guillotière (lequel, il est vrai, s’étendait sur un vaste espace). En 1836, les 400 débits de La Guillotière correspondaient à près des 2/3 des débits des faubourgs 1007 . Saint-Louis et La Guillotière étaient deux quartiers coïncidant avec le cœur du vieux faubourg épargné par l’haussmannisation, refuge du petit peuple où pullulaient les garnis et les cabarets (dont certains parmi les plus louches de la ville). A la Part Dieu, les débits avaient pour clients les nouveaux habitants d’un Lyon qui s’agrandissait ainsi que les militaires de la caserne éponyme. Aux Brotteaux et à Saint Pothin, la configuration sociale et spatiale était différente : le plan en damier l’emportait et les bourgeoisies s’étaient installées en face du pont Morand ; toutefois, la mixité sociale y était encore élevée. On trouvait donc des cabarets mais aussi des cafés plus huppés. Aux Brotteaux, où les Lyonnais venaient s’égayer le dimanche, les buvettes s’étaient multipliées avant d’être, plus tard, remplacées par les premiers caf’conc’ et les premières grandes salles de spectacles (initialement considérées comme débits de boissons) : les Montagnes Françaises ou Elysée Lyonnais, la Rotonde, le Colisée.

Un mot, pour finir, au sujet de la répartition des établissements à l’intérieur des quartiers, en prenant pour exemple les chiffres de 1857. Des 291 rues recensées, le tiers ne comportait qu’un seul établissement et un peu plus du cinquième (21,5%) en abritait deux. Si elles étaient encore 13,5% à en compter trois, on n’en trouvait guère que 8,5% et 6% à respectivement quatre et cinq débits. Au-delà, 10,5% possédaient entre six et dix débits et 6,5% plus de dix. Une majorité de rues en accueillait donc un ou deux mais près du tiers des rues croulaient sous l’offre alcoolisée (de 4 à 23 débits). L’implantation du débit suivait celle du garni, à savoir que chaque rue de chaque quartier possédait le sien. Les plus petites ruelles en avaient un, les grandes rues passantes beaucoup plus. Les quais attiraient les débitants : 15% des débits s’y implantaient et ils étaient 23 quai de Serin. Dans l’arrondissement de Pierre Scize, le quai de Bondy était occupé par 15 cafés et cabarets alors que le quai Pierre Scize en comportait 18. Ce quartier se distinguait par ses deux quais, tandis que celui des Célestins frappait par son homogénéité : aucune rue n’avait plus de dix établissements mais toutes étaient concernées. Il faut préciser que le quartier renfermait davantage de ruelles que de rues, mais qu’importe : deux débits s’étaient installés passage de l’Hôtel Dieu, autant dans le petit passage de l’Argue et cour des Archers. La ventilation par rues confirme nos premières impressions. Aux lieux de promenade et de plaisir ainsi qu’aux fonctions anciennes d’accueil correspondaient des concentrations importantes de débits. Seul le quartier des Cordeliers était en partie déserté : seize rues sur 41 n’en abritaient aucun. Ce n’étaient pas les nouvelles artères qui les avaient rejetés : la rue Impériale comptait douze établissements – dont la plupart étaient des cafés. C’étaient plutôt les ruelles noires autour des places Saint Nizier, d’Albon ou du Collège qui firent les frais d’un réaménagement urbain préservant les grandes réalisations impériales à l’aide de rues tampons 1008 .

Notes
1006.

Hervé LAMY, Débits…, op. cit., f° 27. Il perçoit une évolution significative au niveau de la répartition puisque le cours d’Herbouville cessa d’être un lieu connu pour ses débits après 1850, au contraire du plateau qui en accueillit de plus en plus (des trois cinquièmes aux trois quarts) tandis que Serin regroupait toujours entre le cinquième et le quart des débits.

1007.

Maryse DIAZ, Martine DUMONT, Cafetiers…, op. cit., f° 52.

1008.

Voir chapitre V.