On se propose d’étudier la permanence des établissements afin de se donner une idée de l’évolution du paysage du débit lyonnais. La comparaison que nous avons pu établir sur le quartier des Célestins en 1852 et en 1857 puis sur celui de La Croix Rousse en 1849 et 1857 apporte peu d’éléments. En prenant les précautions nécessaires évitant les déformations dues aux reconfigurations spatiales des quartiers, on s’aperçoit qu’il y eut très peu de déplacements, les rues conservaient un nombre équivalent de débits de boissons. Plus intéressantes seront les indications fournies par les ouvertures et fermetures annuelles.
Une première approche consiste à évaluer l’ancienneté des débits. Les papiers de la préfecture opèrent une distinction entre les établissements autorisés avant 1852 et ceux autorisés entre 1852 et 1857 1009 . Les débits les plus récents étaient les plus nombreux à hauteur de 69%, avec une forte part d’autorisations pour 1856 et 1857 ; les 31% restants n’avaient rien d’anecdotiques – et ce résultat doit être revu à la hausse car nous ne possédons que les créations les plus récentes concernant Vaise. Pour cinq quartiers (Pierre Scize, Célestins, Cordeliers, Croix Rousse et Saint Clair) et 438 débits, les données sont plus détaillées. Il en ressort que 58% des débits avaient moins de cinq ans – 22,5% avaient été ouverts dans l’année et 35,5% durant les quatre années précédentes. 14,5% étaient en activité depuis cinq à neuf ans et 27,5% avaient plus de dix ans – la plupart datant des années 1830 et 1840 mais cinq remontant aux années 1810 et treize aux années 1820. Ainsi, aux nombreuses créations récentes répondait une certaine stabilité. Il n’en reste pas moins que les chiffres indiquent clairement que ce paysage connut une évolution incessante caractérisée par un fort renouvellement en 1856-1857. Ces résultats confirment ceux de Hervé Lamy qui, pour La Croix Rousse des années 1830-1880, a montré que les deux tiers des débitants n’étaient retrouvés que dans un seul recensement et étaient donc restés moins de cinq ans en activité ; 19% se retrouvaient dans deux recensements et 8% dans trois 1010 . Peut-on affirmer que les quartiers connaissant le plus d’ouvertures sont les plus dynamiques ? Avec les autorisations accordées durant les premières années du Second Empire, on voit bien comme une nouvelle configuration de l’espace lyonnais fut à l’œuvre. Certains quartiers qui abritaient d’anciens cafés en virent s’installer de nouveaux, perpétuant une certaine tradition ; ce fut le cas aux Célestins et à La Croix Rousse. D’autres continuèrent à accueillir peu de débits et en gardèrent 30 à 40% d’anciens. Puis certains quartiers concentrèrent, sous le Second Empire, de plus en plus d’établissements : Vaise, Perrache, Saint Louis. Onze ans plus tard, la donne avait de nouveau changé. Un document nous permet de saisir les 2 975 débits en activité en 1868 selon qu’ils furent autorisés à ouvrir avant ou après 1860 1011 . Seulement 17% avaient alors plus de huit ans, contre environ 30% en 1857. La plupart de ceux qui étaient à cette date en activité depuis plus de cinq ans avaient fermé. Le Second Empire ébranla donc fortement la géographie du débit urbain. Il y eut moins de stabilité durant cette période car le pouvoir fit table rase en 1852, le nombre d’établissements augmenta par a suite et le débit, à l’instar du garni, devint une activité d’appoint. Saint Pothin était, en 1868, le quartier qui groupait le plus d’ouvertures récentes – 89% ; celui de la Métropole, au contraire, conservait 26,5% de débits de plus de huit ans. Il y avait là l’opposition entre un quartier où l’offre et la demande étaient considérables et un autre plus atone. Toutefois, une telle approche n’est pas forcément généralisable.
Une autre approche de la géographie des cafés consiste à relever pour chaque année les ouvertures et les fermetures des débits. Les documents sont, une fois de plus, lacunaires et peu précis puisqu’ils n’indiquent que les fermetures « par simple cessation de commerce » et totalisent les ouvertures pour l’ensemble du département du Rhône – le biais sera limité par la place que Lyon occupe dans son département.
Fermetures à Lyon | Ouvertures dans le Rhône | |
1862 | 102 (sauf 1 er trimestre) | 218 |
1863 | 151 | - |
1864 | 191 (sauf 3 ème trimestre) | 122 (sauf 3 ème et 4 ème trimestres) |
1865 | 227 | 227 |
1866 | 243 | 242 (sauf 1 er et 3 ème trimestres) |
1867 | 203 | - |
1868 | 199 (sauf 4 ème trimestre) | 727 (sauf 4 ème trimestre) |
1874 | 195 | - |
1875 | 83 | - |
1876 | 130 | - |
Ce tableau a ceci d’admirable qu’il ne révèle aucune logique d’une année à l’autre : le nombre des ouvertures et des fermetures était extrêmement variable. Un seul fait est certain : les variations globales n’étaient pas très importantes, et on peut supposer que rarement une année s’acheva avec moins de débits qu’elle n’en avait eu l’année précédente. Soit l’équilibre était tenu – en témoigne l’année 1865 – soit la balance était franchement positive. Il ressort de tout cela une impression de grande instabilité : chaque année de nombreux débits mettaient la clef sous la porte et autant ouvraient au public. Les ouvertures avaient lieu de préférence en janvier, en été et en octobre. Ces trois dates viennent ajouter du poids à l’hypothèse selon laquelle certains débits étaient tenus par des ouvriers ou des artisans dans un souci de pluriactivité : janvier était une période de chôme durant laquelle il fallait s’occuper ; l’été, la demande était forte et il était possible d’arrondir son salaire en tenant une buvette pour les travailleurs du bâtiment ; en octobre, après les vendanges, le vin nouveau était à vendre. De la même manière qu’un garni changeait de tenancier, les débits qui fermaient correspondaient peut-être à ceux qui ouvraient – ayant été repris par quelqu’un d’autre, ou se déplaçant de quelques numéros dans la rue. Au bout du compte, il y aurait fort à parier que l’instabilité en question ait davantage touché les débitants que leur établissement. Pour les Lyonnais, le cabaret était alors un repère quelque peu mouvant mais un repère avant tout. Il n’y avait pas forcément une habitude villageoise du cabaret ; c’est-à-dire qu’on ne fréquentait pas un établissement unique par manque de choix. Voilà qui met un nouveau coup de canif dans la vision idyllique du quartier autarcique. Qui a dit qu’un citadin devait obligatoirement fréquenter pendant des lustres le débit sis au coin de sa rue ?
ADR, 4 M 456.
Hervé LAMY, Débits…, op. cit., f° 15.
ADR, 4 M 458.
ADR, 4 M 457-459.