3 - Le défoulement

Si le débit de boissons était en soi une forme de défoulement, il était aussi une façon d’habiter l’espace urbain. On se déplaçait pour aller au cabaret retrouver des connaissances qui n’étaient pas forcément des voisins. A titre d’exemple, les habitants de Pierre Scize, quartier peu fourni en débits, traversaient la Saône et s’amusaient dans le centre 1013 . L’utilisation de la ville n’était pas uniquement une utilisation laborieuse, elle était aussi celle de l’égaiement et du temps libre, de la flânerie et de la franche rigolade.

Le jeu : un plaisir et une mise en danger

Sans en être le centre absolu, le débit jouait un rôle considérable dans la geste quotidienne du peuple et particulièrement dans l’amour des Lyonnais pour le jeu. Billard, jeux de cartes ou jeux de hasard y trouvaient un refuge naturel. Le jeu de hasard, bien qu’interdit, prospérait dans les salles des cafés. Mais pas seulement, puisqu’on en retrouve trace au beau milieu de la rue 1014 . Le plaisir se muait en sensation d’exister lorsque la mise en danger était de la partie. Daniel Roche a très bien montré la transe de celui qui possédait peu et qui espérait gagner tout en prenant le risque de n’avoir définitivement plus rien : ‘«’ ‘ Par l’intervention du hasard, le jeu est un moyen de renverser les rôles et d’affirmer la croyance générale en la redistribution des fortunes par la Fortune. Dans l’universalité sociale du jeu la nuance introduite par le peuple relève d’une conception magique de la chance, l’intervention dans le destin des individus de facteurs fastes ou néfastes, la providence ou le diable’ 1015  ». Pour les autorités, les différences entre jeu de hasard et jeu d’adresse étaient peu évidentes à relever. Ainsi, à La Guillotière, les quilles furent autorisées 1016 – ce qui n’empêchait pas les joueurs et le public de parier. On pariait d’ailleurs peu mais on jouait beaucoup – notamment pour savoir qui aurait à payer les consommations ! Des indications valables pour l’extrême fin du siècle évoquent des parties de cartes à 25 ou 50 centimes, parfois à un, trois ou cinq francs, exceptionnellement au-delà. La fréquence des parties entraînait un échange fiduciaire de premier ordre. Sous le 1er Empire, le maire de Lyon, au sujet du succès des roulettes parmi les ouvriers, évoqua, au détour d’une lettre, un établissement uniquement fréquenté par les classes populaires et dont les bénéfices s’élevaient ‘«’ ‘ […] à la somme énorme de 150 mille francs par an […]’ ‘ 1017 ’ ‘ ’».

Le jeu faisait partie intégrante de la vie urbaine et n’était pas le privilège des cercles bourgeois ; sa pratique, même lorsque de l’argent entrait en jeu, était très éloignée du casino. Ceux qui jouaient étaient ceux qui venaient habituellement au café pour boire et discuter. On en arrivait naturellement à mettre en jeu quelques sous : ‘«’ ‘ Il arrive souvent que, en dehors des parties habituelles de manille, de piquet et d’écarté, les clients organisent entre eux des parties de ’ ‘«’ ‘ bourre » ; celles-ci n’ont lieu ni à des jours ni à des heures réglées, mais soit le matin ou l’après-midi, à l’heure de l’apéritif et dans la soirée ; en tout cas, elles ne se prolongent pas après la fermeture de l’établissement’ 1018  ». Rien ne pouvait faire sentir aux joueurs un quelconque sentiment d’illégalité. Même si certains débits étaient de véritables tripots clandestins, beaucoup correspondaient à la description qui vient d’être donnée : on jouait en plein jour, à des moments importants de la sociabilité ordinaire et dans la salle du café – il n’y avait de repli dans des arrières salles que lorsque le débit était bondé. Si les jeux de hasard étaient interdits, les loteries l’étaient également : tous jeux proposant en contrepartie d’une mise des lots ou de l’argent étaient bannis. Il existait une loterie – impériale puis royale – qui tentait de répondre légalement au besoin du jeu. Seulement, elle ne réussit jamais à éliminer ses nombreuses concurrentes clandestines – il suffit de jeter un œil dans les registres de jugements du Tribunal correctionnel pour s’en persuader. Ils nous montrent combien « l’industrie » du jeu permettait d’apporter un revenu d’appoint à de nombreuses femmes et, plus particulièrement, de faire vivre nombre de veuves 1019  : elles étaient les agents d’un bureau de loterie clandestine et portaient les numéros et les mises. Le divertissement pouvait donc fonctionner avec une certaine forme de solidarité – le jeu participant de l’équilibre économique populaire.

Notes
1013.

ADR, 4 M 2, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 29/12/1833.

1014.

Voir par exemple 4 M 474. Globalement, l’histoire du jeu (clandestin ou non) reste à écrire – d’autant que les archives conservent les répertoires des joueurs.

1015.

Daniel ROCHE, Le peuple…, op. cit., pp. 274-275.

1016.

ADR, 4 M 475, Lettre du commissaire de police de La Guillotière au maire du faubourg, 07/09/1846.

1017.

AML, I1 239, Lettre du maire de Lyon au ministre de la Police générale, 16/02/1806.

1018.

ADR, 4 M 476, Rapport du commissaire central, 18/06/1900.

1019.

Voyez, entre autres, l’exemple de cette veuve, brodeuse de souliers, et de ce cordonnier : « […] la misère profonde dans laquelle ils se trouvent les a porté [sic] à ce qu’ils ont cru être une ressource non défendue pour procurer du pain à leur famille ». ADR, UCor 154, Jugements du Tribunal correctionnel de Lyon, Affaire Charlet et Binet, 23/12/1816.