S’amuser

Il est d’autres types de jeux qui se déroulaient plus volontiers au dehors et étaient tout entier fait d’improvisation : c’étaient les enfants et les adultes qui profitaient d’une chute de neige pour organiser une bataille amusante, qui glissaient sur le verglas recouvrant la chaussée des rues en pente ou bien encore qui faisaient retentir des pétards dans la ville. Le père Coquillat nous apprend qu’il jouait au bouchon, à la raie, aux billes, à la fiarde (toupie) et au quinet 1020 . Ce dernier jeu, très présent dans nos archives, se composait d’un simple bout de bois posé à terre sur lequel il fallait taper afin de le faire s’élever en tournant. Dans les années 1880, la bombe Courbet, plus sophistiquée que le quinet, fit des ravages dans les rues. Se vendant dans tous les bazars lyonnais au prix de 20 centimes, chacun pouvait se la procurer avec une grande facilité. Elle se composait d’un culot et d’un volant ; dans le culot, une ou deux amorces étaient disposées ; le jouet, placé à terre, produisait une explosion et le volant s’élevait ‘«’ ‘ […] à une hauteur qui dépasse parfois celle d’une maison’ ‘ 1021 ’ ‘ ’». Se dévoile ainsi un véritable désir du jeu et de l’amusement : ‘«’ ‘ Nous allons bien nous amuser aujourd’hui, nous achèterons pour faire péter’ ‘ 1022 ’ ‘ ’».

Au-delà du simple divertissement, une réalité fondamentale se fait jour : il existait une pratique de la ville par le jeu, hors des moments réservés à la fête. Un panorama complet des jeux des « gones » est donné par Clair Tisseur 1023 , grand spécialiste du folklore lyonnais. Il opère une distinction entre les jeux selon les saisons mais tous se déroulaient en extérieur et utilisaient un espace particulier : les pentes, les quais, etc. Jouer dans la rue revenait donc à s’emparer de l’espace urbain – d’autant que le geste du joueur s’accompagnait de cris – signe probant que le dehors appartenait à ceux qui y vivaient. Et pas seulement aux enfants : les hommes de La Guillotière avaient pris l’habitude de jouer aux boules sur les grandes avenues de la rive gauche, au mépris de la circulation et des règlements de la voirie. Le jeu, comme la sociabilité, amenait à quitter son voisinage et participait de l’apprentissage de la grammaire urbaine. Cet apprentissage se faisait au moment de l’enfance et de l’adolescence – jusqu’à la conscription. Les jeux des enfants, dont Eugène Vial nous parle dans ses souvenirs, étaient tous tournés vers l’extérieur et l’apprivoisement de l’espace urbain. Les « gones » traversaient la ville de part en part, pour aller ramasser des bouquets dans les fossés de Loyasse, couper des sureaux à Rochecardon pour en faire des pétards et surtout se baigner dans la Saône 1024 . Des dizaines d’enfants, parfois cent, passaient des après-midi dans l’eau – celle de la Saône de préférence – mais ce plaisir était partagé par les adultes. L’attrait était d’autant plus grand que le divertissement était gratuit ; qui aurait payé 20 centimes pour accéder aux bains couverts 1025 alors que la Saône et le Rhône s’offraient à tous ?

A l’âge adulte, si le jeu d’extérieur se faisait plus occasionnel, les Lyonnais conservaient au moins deux habitudes : le délassement des corps par la baignade ou la danse et la jouissance de la ville par la promenade. La baignade était un loisir avant la lettre, peut-être le plus important pour les Lyonnais. Que l’on sût nager ou non, chacun prenait un bain dès que les beaux jours le permettaient et se reposait ensuite sur les berges de sable, mais seuls les hommes s’autorisaient ce moment de détente. La danse, au contraire, était un divertissement mixte qui permettait aux femmes de se rendre au débit de boissons sans attirer sur elles la suspicion ; elles pouvaient même s’y rendre seules. Sans que ce loisir ait été particulièrement étudié, on a pu mentionner tout le poids de ce divertissement dans l’archéologie du loisir 1026 notamment du fait de ses liens avec les premières salles de spectacle. Pendant plusieurs décennies, la danse fut le premier loisir mixte urbain, s’insérant dans les rythmes sociables traditionnels : en soirée la semaine et toute l’après-midi le dimanche. On dansait au débit de boissons, dans une salle attenante ou à l’extérieur ; les débits les plus chanceux étaient ceux de la rive gauche qui, installés à la lisière du monde rural et urbain, pouvaient ainsi donner à danser dans les prés alentours 1027 (la danse n’était cependant pas une activité totalement reconnue par le pouvoir et les débitants avaient besoin d’autorisations). Cette pratique fut immédiatement un succès ; les foules se précipitèrent pour danser, quelquefois sans même quémander l’autorisation à la préfecture et malgré le prix à payer (seuls les bals des vogues de la première moitié du siècle étaient gratuits ; par la suite le billet d’entrée donnait généralement droit à participer à une tombola 1028 ). La mixité était vraiment intéressante dans ce cas puisqu’elle associait hommes et femmes dans une sociabilité quasi formelle alors que d’ordinaire le mélange des sexes, s’il était quotidien, se limitait aux relations purement informelles. La danse créait un nouveau lieu d’approches et de séduction perpétué jusqu’à aujourd’hui par l’intermédiaire du bal populaire.

Autre moment de détente, traditionnel et familial celui-là : la promenade. Elle aussi relevait d’une pratique de la ville suivant la mixité des sexes et des âges. En couple, on arpentait les rues du quartier les soirs de semaine avant de rentrer se coucher ; en famille, on se déplaçait rive gauche pour passer du bon temps dans la plaine des Brotteaux. Nous avons souligné qu’au goût des élites, Lyon ne possédait aucun charme propice à la flânerie du promeneur. Pour le peuple, se promener signifiait arpenter la ville quel que fût le quartier. Il y avait une différence d’appropriation sociale de la ville : là où les élites semblaient être souvent très mal à l’aise, le peuple, d’une certaine manière, semblait chez lui partout. En semaine, on se contentait d’arpenter les rues de son quartier sans attacher grande importance au décor. On se promenait avant tout pour se délasser après une journée de travail, rencontrer des connaissances au détour d’une rue et bavarder avec eux. Le dimanche, la promenade était davantage récréative et surtout elle n’avait pas le même but qu’en semaine : la buvette, la danse et le jeu en étaient les principaux buts. Elle s’insérait alors dans un cadre moins quotidien, passant volontiers par la place Bellecour, empruntant l’alignement des quais, poussant jusqu’à la barrière Saint Clair voire jusqu’à l’île Barbe. Mais foin de commentaires besogneux, laissons parler les archives qui racontent fort bien l’ambiance bon enfant de la promenade dominicale : ‘«’ ‘ […] depuis que le beau temps se fait sentir, les habitants de la ville se portent en foule, à la campagne, et rentrent dans la soirée […] la majeure partie de ces promeneurs sont des pères et mères de famille qui y conduisent leurs enfants, des maîtres et maîtresses d’atelier avec leurs ouvrières et apprenties. Ces personnes rentrant à leur domicile s’amusent à chanter des chansonnettes agréables ne dérangeant personne […]’ ‘ 1029 ’ ‘ ’».

Que retenir de ce qui précède ? Une présence diffuse et omniprésente – la parole – et une absence tonitruante – le rire. Tout était occasion pour que la parole populaire s’engouffrât dans les rues et recouvrât la moindre parcelle du territoire urbain. Deux voisins qui se croisaient ne restaient jamais muets, deux inconnus se frôlaient rarement en silence ; comme les volutes de la fumée d’une cigarette, les paroles s’enroulaient autour des clients attablés dans la salle du cabaret. Elles ne suivaient pas les codes rigides de la conversation bourgeoise mais se recoupaient, se chevauchaient et s’ajoutaient sans cesse les unes aux autres. Les discussions dans la rue, au débit de boissons, en se promenant ou en jouant résonnaient dans la ville : sans elles, le vivre ensemble sonnerait comme une coquille vide. Mais les paroles n’étaient pas vaines ; elles étaient porteuses de sens, qu’elles fussent le véhicule de banalités ou d’informations de premier ordre. Les paroles étaient rarement neutres, elles provoquaient le rire ou offensaient ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant. Pour l’heure, entre détente et loisir, elles avaient certainement pour but ce rire que l’on devine à peine et qu’on ne retrouve jamais. Le trait d’esprit, la blague plus ou moins leste, rien de tout cela ne transpire des archives, si jamais nous sommes capables de les comprendre. Nous citerons une plaisanterie, que d’aucuns jugeront de mauvais goût, comme témoignage de ce rire qui s’évanouit si vite et qu’il serait si passionnant de pouvoir étudier : ‘«’ ‘ Je fus invité par Tissier et Guigne à manger du lapin le soir à souper, j’acceptais, vers le milieu du repas on me demanda si je trouvais bon les lapins. Je répondis affirmativement, ils me dirent alors que c’était du chat que j’avais mangé, des cet instant il me prit mal au cœur et je ne continuais pas mon repas, ils ajoutèrent ceux-ci ne valent pas celui que nous avons mangé il y a quelques jours, il était bien gros et bien tendre [sic]’ ‘ 1030 ’ ‘ »…’

Notes
1020.

Jean VERMOREL, Les souvenirs…, op. cit., p. 21.

1021.

ADR, 4 M 18, Lettre du commissaire spécial de la sûreté au secrétaire général pour la police, sd [années 1880].

1022.

Id., Procès-verbal du commissaire de police de La Croix Rousse, 21/12/1885.

1023.

Clair TISSEUR (Nizier DE PUITSPELU), Les vieilleries lyonnaises, Lyon, Pierre Masson, 1927 (première édition 1879), pp. 48-66.

1024.

Eugène VIAL, Une belle polisse, Lyon, Audin, 1923, p. 5.

1025.

Prix attesté pour la première moitié du siècle. Cf. AML, I1 259.

1026.

A Paris – et c’est la même chose à Lyon – le bal relevait à la fois de « l’exception festive et du loisir ordinaire » ; Simone DELATTRE, Les douze…, op. cit., p. 166.

1027.

Dans les années 1870, de vingt à trente établissements étaient autorisés à « laisser danser » dans l’agglomération lyonnaise ; la plupart étaient implantés rive gauche du Rhône. Cf. ADR, 4 M 461.

1028.

Marielle RAKOTOMALALA, Bals et cafés à Lyon au XIX e siècle, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1987, f° 12 bis.

1029.

ADR, 4 M 495, Lettre du capitaine commandant la 2ème compagnie des sergents de ville de Lyon au secrétaire général pour la police, 16/04/1861.

1030.

AML, I3 28, Procès-verbal du commissaire de l’arrondissement de Perrache, 19/04/1854.