1 - les disponibilités de la foule

La faculté de se rassembler

‘« Comme de juste, avec tout ce trafic [un garçon nageant nu tentait d’échapper aux gardes postés sur les quais], les gens commençaient à s’agrouper sur les quais. Il s’en amenait de partout pour voir l’accident ; ceux qui traversaient les ponts restaient arrêtés contre les parapets. […] au moins cinquante […] battaient des mains et […] trépignaient comme au théâtre. […] A présent, les quais, les ponts, les bas-ports, les fenêtres, les escaliers du palais de Roanne étaient tous noir de monde. Il n’y avait pas une place de vide sur les cadettes […] ; sur les plates, les femmes en restaient le batillon en l’air…. Et ça piaillait, ça criait, ça quinchait qu’on n’aurait pas entendu le Gros Bourdon [sic] 1031  ».’

Dans cet extrait, Eugène Vial montre, apparemment avec dérision et exagération, la mobilisation de toute une ville pour voir un événement, en soi peu important, mais qui devient, par la seule présence de la foule, une pagaille extraordinaire. En réalité, l’auteur exagère à peine et quasiment chaque événement de la cité donnait lieu à des regroupements de dix, cinquante, cent personnes, parfois plus. Il pouvait s’agir d’un accident (les naufrages attiraient, environ une fois par mois, une foule toujours nombreuse 1032 ), d’une rixe ou d’un jeu, peu importait le degré de gravité ou de banalité, tout participait du theatrum mundi – même un chien en train de crever – et chacun, au quotidien, témoignait de cette volonté d’évasion ou, à tout le moins, d’amusement dont la durée n’était qu’exceptionnellement prolongée au-delà d’une heure. Une foule de 500 personnes arriva tout de même à se former autour de deux femmes se disputant dans la rue 1033  ; mais l’intérêt des Lyonnais ne se portait pas toujours sur des spectacles violents : en 1860, ils se pressèrent place de la Victoire pour voir un Alsacien original qui traversait la France en demandant l’aumône afin de partir en Californie avec ses quatorze filles 1034 . Le bouillonnement de la vie urbaine proposait des spectacles entièrement gratuits et faisait office de théâtre du pauvre ; pourquoi payer pour assister à des pantomimes alors que les zigzags de l’ivrogne divertissaient les passants. La ville était bien le premier spectacle qui s’offrait au peuple dont on a déjà souligné la disponibilité : il suffisait de sortir de l’échoppe ou de l’atelier pour voir, il suffisait de tendre l’oreille pour être mis au courant par la rumeur. Comment ne pas s’approcher, comment résister à l’attirance du spectacle urbain ? Yves Castan avait d’ailleurs à ce propos souligné combien ‘«’ ‘ L’éveil de l’intérêt est spontané […]’ ‘ 1035 ’ ‘ ’». En quelques minutes tout au plus, des dizaines de personnes se réunissaient et n’hésitaient pas à se déplacer si le « spectacle » l’ordonnait. L’univers urbain avait toujours quelque chose à proposer, d’insolite et d’inattendu ; en 1867, une foule importante se massa devant l’hôtel des Célestins pour découvrir un prince japonais et sa suite de 40 personnes 1036 . Ce type de spectacles appartenait bien aux rythmes du quotidien mais ne suivait pas des horaires fixés par avance puisqu’il n’existait pas tant qu’il ne se déroulait pas sous les yeux de spectateurs comblés. En ce sens, l’événement créait l’attroupement autant qu’il était créé par lui.

Nous avons vu que la disponibilité participait de la solidarité populaire, nous verrons que la foule était l’élément central de l’autorégulation sociale. Pour l’heure, il faut retenir que, comme la pause au cabaret, l’attroupement quotidien et souvent multi quotidien témoignait d’un besoin essentiel et vital permettant de sortir un instant des cadences infernales dictées par des journées de travail interminables. Le spectacle impromptu du quotidien calmait les corps et changeait les esprits ; c’était aussi pour cela que des dizaines d’individus arrivaient à se regrouper en si peu de temps. Parfois, l’événement à contempler était tel qu’il ne trouvait pas sa place dans l’alternance habituelle entre loisir et travail. En 1888, « le jour se lève » à La Guillotière : un homme tira sur sa maîtresse en pleine rue, blessa plusieurs passants avant de se retrancher dans sa chambre 1037 . Le quartier fut alors en émoi, tous les habitants se massèrent sous les fenêtres du forcené, les rythmes habituels furent comme suspendus. Mais, malgré tout, ces spectacles du quotidien étaient caractéristiques des rythmes populaires, flous, mouvants et suivant des cadences variées.

Notes
1031.

Eugène VIAL, Une belle…, op. cit., p. 11.

1032.

ADR, 4 M 491.

1033.

Le Progrès n° 13 320, 30/01/1894.

1034.

Le Progrès n° 24, 06/01/1860.

1035.

Yves CASTAN, Honnêteté…, op. cit., p. 139.

1036.

ADR, 4 M 160, Lettre du commissaire de police des Célestins au secrétaire général pour la police, 10/04/1867.

1037.

Cf. le dossier conservé : ADR, 4 M 196.