Rien de mieux, pour montrer la formidable disponibilité de la foule, que de se pencher sur l’attrait du crime, depuis l’assassinat jusqu’à l’échafaud – l’exemple précédent l’a prouvé. La simple annonce d’un événement criminel alertait l’opinion et mobilisait rapidement les esprits. La découverte dans le Rhône d’un cadavre en deux parties, affreusement mutilé, suivie de l’arrestation du meurtrier intéressa vivement les Lyonnais : une première foule de proximité put alors se former. Le crime de Joseph Seringer, qui tua trois membres de sa famille, marqua profondément la population et suscita divers rassemblements. Arrêté à Marseille après avoir commis son forfait dans le quartier de Monplaisir, il fut attendu en gare de Perrache par une foule immense qui le suivit sur les lieux de la reconstitution du crime 1038 . Ils furent ensuite 20 000 à assister aux funérailles grandioses – et quasi officielles – des victimes 1039 . La foule des anonymes, massée le long du trajet ou rejetée en queue de cortège, pleurait abondamment, s’inscrivant naturellement au sein de ce drame que la ville s’était appropriée. Les trois tombes devinrent lieu de pèlerinage. La plus célèbre affaire lyonnaise, le triple assassinat de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or 1040 , déchaîna pareillement les passions et fut l’occasion de rassemblements hebdomadaires voire quotidiens depuis la fin 1859 jusqu’au mois d’août de l’année suivante. Des dizaines de milliers de curieux visitèrent les lieux du drame ; chaque dimanche en famille y fut consacré. Le 15 juillet 1860 par exemple, jamais la route de Lyon à Saint-Cyr n’avait connu une telle affluence : à pied ou en voitures, la foule envahit le passage. Les transports ne firent jamais autant de bénéfices en si peu de temps, une compagnie dut établir un service auxiliaire desservant le hameau où les victimes avaient été occises. Mais les promeneurs, au nombre de 6 000, ne pouvaient visiter la maison du drame tous en même temps ; ils durent faire la queue, le garde-champêtre ne les laissant entrer que par petits groupes.
Lorsque la machine judiciaire s’emparait d’une affaire criminelle si retentissante, la mobilisation se poursuivait aux Assises. Afin de pénétrer à l’intérieur du palais de justice, il fallait arriver entre une heure et trois heures avant l’ouverture des débats. Beaucoup restaient aux portes : plus d’un millier de personnes furent ainsi refoulées à l’ouverture d’un procès en 1893 1041 . A la fin de chaque audience, les spectateurs se scindaient en plusieurs groupes, allant là où le spectacle se poursuivait. Au terme du procès de Seringer, certains se hâtèrent de contourner la place Saint Jean pour apercevoir le condamné monter dans une voiture cellulaire ; mais déjà une autre attraction les emportait ailleurs. Mlle Graziano, ex-fiancée du criminel, fut reconnue par trois cents personnes qui la suivirent 1042 ; un demi siècle auparavant, on rapporta que 4 000 individus poursuivirent deux femmes jusqu’à leur domicile, sous prétexte qu’ils les auraient prises pour des prévenues 1043 . Quant aux 15 000 personnes venues acclamer le verdict lors du procès des assassins de Saint-Cyr, elles envahirent, peu de temps après et pour la seule et unique fois du siècle, la Cour de cassation afin d’applaudir au rejet des pourvois des condamnés. Et nous avons vu que les foules se multipliaient au moment de l’exécution. Hors du commun jusqu’à son dénouement, l’affaire de Saint-Cyr fut réglée au village où le crime fut commis. L’une des rares exécutions se déroulant hors les murs de Lyon fut l’occasion d’une formidable migration et d’une mobilisation sans précédent des citadins : on compta 60 000 spectateurs. Durant les quatre jours précédant l’exécution, 8 000 personnes bivouaquèrent au village ; il s’agissait essentiellement de non Lyonnais venus dès l’annonce du rejet des pourvois. Les Lyonnais, eux, attendirent le dernier moment pour gagner ce village peu éloigné de leur ville. Une bonne part de la foule arriva la veille vers 20 heures et ne fut nullement dérangée par le froid et la pluie battante tombée à trois heures du matin. Si certains spectateurs ne bougèrent pas de peur de perdre leur place, certains trouvèrent refuge sous l’échafaud et beaucoup organisèrent divers jeux pour passer le temps. Dès six heures du matin, 30 000 personnes étaient sur place – ce qui signifie que 30 000 autres arrivèrent en à peine trois quarts d’heure. Quand tout prit fin, quand le village saccagé fut rendu à son calme, la foule prit le chemin du retour, quelques-uns s’évanouissant sous le poids de la faim et de la fatigue tandis que d’autres se heurtaient aux retardataires dans une cohue indescriptible.
Il ne suffit cependant pas de pointer un événement exceptionnel. Combien de Lyonnais se mobilisaient, en moyenne, les jours d’exécution ? Dix, cent, mille, cent mille personnes ? Il faut essayer, en prenant un exemple précis, de quantifier sérieusement et dans la durée une foule. Ce ne sont pas les archives de la préfecture et de la municipalité qui pourraient nous renseigner car elles livrent rarement de données chiffrées. Seule la presse nous informe au sujet d’un type de foule particulier : celle qui entourait l’échafaud. Quelle crédibilité devons-nous accorder aux estimations de la presse ? A quelques rares exceptions près, les estimations et les commentaires des journaux se recoupaient largement. Après avoir travaillé sur l’ensemble des quotidiens lyonnais, nous pouvons conclure sans hésitation à la cohérence de leurs estimations. Une expression telle que « affluence prodigieuse » ne signifiait rien sous la plume d’un commissaire de police alors que, dans l’article d’un journaliste, elle prenait sens tout simplement parce qu’elle s’inscrivait dans une série autorisant la comparaison. Au sujet des spectateurs qui se pressèrent aux Terreaux de 1815 à 1825, seules les exécutions de Lelièvre et de Côte furent accompagnées d’un commentaire concernant l’affluence : la foule était « innombrable » en 1821 et « nombreuse » en 1825 1044 … Mais L’Eclaireur précisa qu’elle était nombreuse « comme à l’ordinaire ». Il y aurait donc toujours eu une importante mobilisation. Le 21 mai 1827, la guillotine fonctionna pour la première fois place Louis XVIII, l’un des plus vastes dégagements de la ville, dépassant en superficie celle des Terreaux. Si, lors de son inauguration, la Gazette Universelle de Lyon ne parvint pas ‘«’ ‘ à se faire une idée de l’affluence prodigieuse ’» 1045 , le Journal du Commerce nous fournit la première estimation chiffrée du genre : 10 000 personnes 1046 . A une exception près, il n’y aurait jamais eu de foules moins nombreuses jusqu’en 1847. Les Terreaux, moins vastes, devaient accueillir un peu moins de monde. Lorsqu’en 1853 la guillotine fut reléguée au-delà des voûtes de Perrache, la foule se fit moins impressionnante, en partie parce que les espaces disponibles étaient désormais moins larges. Ensuite, ses effectifs auraient été beaucoup plus fluctuants. La foule standard se serait composée d’environ 4 à 5 000 individus. Mais attention, les exécutions dont les spectateurs étaient dits « peu nombreux » rassemblaient autour de 3 000 personnes. Contre une seule mise à mort ayant attiré un millier de personnes, trois mobilisèrent les masses : 10 000 en 1853, 10 à 15 000 en 1873 et 60 000 en 1860.
Ces chiffres peuvent surprendre a priori, mais que représentaient-ils vraiment ? Ils doivent être revus à la hausse car, le jour d’une exécution, c’étaient bien plus de 10 000 personnes qui participaient au spectacle. En effet, les estimations ne prenaient en compte que les seuls présents au pied de l’échafaud et non ceux qui se pressaient aux portes de la prison ou le long du trajet. Malgré tout, il reste très difficile de comparer nos chiffres du fait de la faiblesse des études en la matière. Un auteur anglais a montré qu’autour du gibet londonien 30, 40 voire 100 000 personnes pouvaient à l’occasion se rassembler mais que la moyenne des affluences se situait autour de 3 à 7 000 1047 . Lyon connut moins de grosses affluences mais, au final, la moyenne était identique pour les deux villes, alors même que la population lyonnaise était largement inférieure à celle de Londres. Concernant les foules parisiennes, les rares chiffres en notre possession sont assez nettement inférieurs à ceux de Lyon : de 2 à 400 personnes au minimum, jusqu’à 2 à 3 000 au maximum 1048 . Par rapport à la population lyonnaise totale, les chiffres sont éloquents notamment pour les années 1830 et 1840. Les spectateurs représentaient alors respectivement 7,5 et 5,5% des habitants. Par la suite, une foule moyenne attirait 3% des Lyonnais vers 1850 et près de 2% une dizaine d’années après. Vers 1860, une foule de 10 000 personnes correspondait à 3,3% de la population et les 60 000 spectateurs de la triple exécution de Saint-Cyr représentaient l’équivalent du cinquième de la population lyonnaise.
De tout ce qui précède, deux choses sont à retenir. Tout d’abord le fait que, à Lyon, l’exécution capitale était vraiment un spectacle de première importance – peut-être le plus important de tous au XIXe siècle ; ainsi que le notait V.A.C. Gatrell à propos de Londres, ‘«’ ‘ We are not dealing with small, infrequent, or insignifiant gatherings. There were key moments in the metropolitan year’ ‘ 1049 ’ ‘ ’». Ensuite, la disponibilité des Lyonnais ne demandait qu’à s’exprimer : une vingtaine ou même une centaine d’individus pouvaient se retrouver spontanément mais il était facile de mobiliser des milliers voire des dizaines de milliers de personnes. La foule créait le spectacle et c’était elle qui portait celui de l’exécution capitale. Mais elle se retrouvait aussi dans des moments de loisirs suivant des rythmes beaucoup plus réguliers.
Le Courrier de Lyon n° 16 618, 02/02/1873.
Le Courrier de Lyon n° 16 620, 04/02/1873.
Trois hommes tuèrent trois femmes – la grand-mère, la mère et la petite fille – et violèrent les deux plus jeunes après coup.
Le Courrier de Lyon n° 327, 30/11/1893.
Le Courrier de Lyon n° 16 738, 05/06/1873.
La Gazette Universelle de Lyon n° 184, 20/08/1826.
Le Journal de Lyon n° 9, 30/01/1821 et L’Eclaireur n° 32, 12/11/1825.
La Gazette Universelle de Lyon n° 456, 22/05/1827.
Le Journal du Commerce n° 535, 23/05/1827.
V.A.C. GATRELL, The hanging…, op. cit., p. 7.
Georges GRISON, Souvenirs de la place de la Roquette, Paris, Bentu, 1883, 340 p.
V.A.C. GATRELL, The hanging…, op. cit., p. 57.