Géographie et rythmes des fêtes

Les fêtes baladoires investissaient massivement la ville qui, du printemps à l’automne, vivait au rythme de leur succession. Danielle Maurice en a recensées 34 étalées sur 200 jours 1051 . Pour notre part, nous en avons retrouvées 36 1052 – mais la liste est loin d’être exhaustive. Les vogues les plus importantes avaient lieu dans les faubourgs de la ville : Vaise, La Guillotière et La Croix Rousse ; chacune de ces périphéries possédait souvent plusieurs fêtes baladoires. La rive droite de la Saône, prolongée jusqu’à l’Ile Barbe, accueillait huit vogues, ce qui montre une certaine vigueur festive pour ces quartiers anciens ayant su conserver leur tradition du divertissement. La Presqu’île était épargnée par la vogue – il fallait aller à Perrache, Serin ou se résoudre à gravir les pentes de La Croix Rousse – au contraire de la rive gauche du Rhône, qui s’affirmait comme le lieu incontesté du loisir avec ses 24 fêtes baladoires. Il ne pouvait en être autrement car accueillir une vogue nécessitait de l’espace, et ce n’étaient pas les ruelles médiévales de Saint Jean ou de Saint Paul, pas plus que le lacis enchevêtré courant de Bellecour aux Terreaux qui pouvait s’en charger. Il fallait donc s’excentrer dans les périphéries à l’urbanisation incertaine, laissant de larges plages de vide où les forains pouvaient venir planter leurs baraques. Parfois, les Lyonnais allaient plus loin, à la campagne. Une fois l’an, la fête des brandons menait la cavalcade jusqu’à Saint Fons au sud, tandis que plus au nord en remontant la Saône, l’Ile Barbe – ‘«’ ‘ localité où se forment, plusieurs fois dans l’année, les plus agréables comme les plus brillantes réunions’ ‘ 1053 ’ ‘ ’» – organisait sa propre vogue. Plus largement, les fêtes baladoires des villages alentour attiraient les citadins qui s’y rendaient en famille le dimanche.

Le rythme des fêtes populaires s’accordait sur celui des fêtes officielles, pour les mêmes raisons de recherche du beau temps ; elles boudaient donc l’hiver pour prendre leurs aises d’avril à octobre, ayant une nette préférence pour les chauds mois d’été, en particulier ceux de juillet et d’août (environ sept vogues sur dix). Cela ne les empêchait pas de bouger sur le calendrier, connaissant pour la plupart au moins un changement de date durant leur existence (certaines, d’ailleurs, n’étaient jamais fixes, comme la vogue de la Quarantaine). De la fin du printemps à la fin de l’été, les Lyonnais étaient, presque sans interruption, toutes les fins de semaine à la vogue. Leurs rythmes hebdomadaires étaient identiques puisque ces fêtes ne s’organisaient que sur trois jours possibles : les dimanches, lundis et mardis. Le choix du dimanche s’imposait en tant que journée de repos obligatoire mais était évité en cas de fête religieuse. La vogue de l’Ile Barbe débutait ainsi le lundi de Pentecôte et non le dimanche. Le choix du lundi indique toute la place de ce jour dans les rythmes populaires et son extension au mardi se retrouvait dans quelques cas. Toutefois, les organisateurs préféraient étaler les festivités sur deux semaines, évitant certainement de trop mordre sur le mardi – car qui sait combien de travailleurs auraient été prêts à reprendre le travail le mercredi matin ? Le calendrier devait être un problème puisque, pour être rentable et appréciée du public, une vogue devait durer plus d’une journée et s’étaler sur au moins deux jours successifs. Les durées moyennes tournaient autour de deux ou trois jours. Cependant, les vogues les plus importantes étaient plus longues, comme celles de Vaise, du Point du Jour et de La Guillotière – cette dernière s’étalant sur l’ensemble des dimanches et lundis de septembre.

Les fêtes baladoires étaient parfois organisées par tous les habitants d’un quartier mais, le plus souvent, étaient prises en charge par le groupe des vogueurs constitués de jeunes hommes célibataires 1054 . Ils se réservaient le droit de participer aux jeux par eux organisés et récompensés par un prix. Accueillir des festivités était pour des quartiers en perte de vitesse l’occasion de connaître un regain d’activité – ce fut notamment le cas sous le Second Empire lorsque l’administration encouragea la redécouverte des vogues dans certains quartiers du centre. Dans cette optique, les jeunes de Pierre Scize sollicitèrent et obtinrent du préfet l’autorisation de monter une fête nautique afin de ‘«’ ‘ […] donner à leur quartier la vie qui lui manque en y attirant les visiteurs de la cité […]’ ‘ 1055 ’ ‘ ». ’On peut se demander aussi dans quelle mesure cet encouragement impérial n’entraîna pas la privatisation des vogues ; on en veut pour preuve celles dites de l’Alcazar ou du Prado, vraisemblablement suscitées par des salles de spectacle. Avant, avant la surenchère des années 1850-1860, sous la Restauration, il y avait une seule fête baladoire à Lyon et au moins une dans chaque faubourg. Elles étaient alors liées à des fêtes patronales et constituées de traditions anciennes, à l’image de la coutume des bouchers livrant l’agneau et donnant, à cette occasion, une grande fête 1056 . La dimension religieuse avait cependant disparu. Quoiqu’il en fût de ces particularités, tous les rapports de police que nous avons consultés insistaient sur l’extraordinaire affluence du public.

Un mot au sujet du carnaval qui prenait beaucoup de place dans la vie des citadins de la première moitié du siècle. Il se tenait le Mardi-gras mais était précédé de bals et de masques le dimanche de la Quinquagésime et se prolongeait au premier dimanche de Carême. Il faut différencier les deux célébrations incontournables du moment qu’étaient le carnaval de Lyon et les masques de La Guillotière, même si, dans les deux cas, il y avait profusion de masques et de cavalcades ; des cortèges de voitures, des milliers de personnes à pied se dirigeaient vers Saint Fons en passant par le pont de La Guillotière. Pour le Mardi gras de 1822, ce furent 40 000 personnes qui migrèrent vers la plaine située au sud de la ville 1057  ; il y avait là des Lyonnais et des habitants des villes et villages du Rhône venus célébrer la plus importante fête populaire du moment que les autorités avaient – on s’en doute – le plus grand mal à canaliser. La population chantait, invectivait, plaisantait plus ou moins finement, se moquait et tout cela avec d’autant plus de facilités que, sous les masques, la parole se libérait des entraves habituelles. Ce type de festivités, ‘«’ ‘ toujours si près de la licence et des excès de tous les genres’ 1058  », était en totalité porté par la population qui assurait le spectacle tout le long du parcours musical et masqué en reprenant des thèmes traditionnels ou d’actualité 1059 . Chacun participait à la fête et l’animait à sa façon. Par exemple, en 1823, sept personnes du quartier de Pierre Scize se proposèrent de parcourir la ville sous divers travestissements avec tambours et fifres pour célébrer Mardi gras 1060 . Des sociétés de corps de métiers animaient aussi la ville de leurs traditions, comme les sociétaires souffleurs qui jetaient au Rhône un bonhomme carnaval qu’ils devaient repêcher en plongeant dans l’eau. A La Croix Rousse, trente jeunes gens montèrent leur société dite des Montagnards pour le carnaval de 1830 ; ils se déguisèrent en paysans, couturières et rosières et, jouant de la musique, descendirent du plateau pour rejoindre Lyon et monter jusqu’à Saint Just 1061  ! La fête était l’occasion de se retrouver dans et hors de son quartier, d’appartenir à la ville tout entière.

Les citadins possédaient bien d’autres traditions festives leur appartenant en propre. En février, à La Croix Rousse, un homme était promené assis à l’envers sur un âne et porteur d’un écriteau signalant qu’il s’était fait battre par sa femme. La procession était suivie d’une charrette ‘«’ ‘ contenant des masques en robes longues noires véritables caricatures insultantes pour la magistrature’ ‘ 1062 ’ ‘ ».’ Il est difficile de faire la part de ce qui relevait de l’amusement et de ce qui participait de la régulation sociale. Cette ancienne tradition ponctuelle, visant à ridiculiser un mari battu, semblait avoir perdu de son sens pour n’être qu’une fête de quartier réitérée chaque année 1063 . Il faut également citer la coutume du bœuf gras que les bouchers – de Vaise ou de La Croix Rousse le plus souvent – exercèrent jusque tard dans le siècle. Il s’agissait, pour un boucher, de choisir un bœuf ayant obtenu un prix dans un concours, un bœuf gros et gras, et de lui faire parcourir les rues de la ville au son des tambours dans le but de le montrer aux habitants. ‘«’ ‘ Véritable fête pour l’agriculture’ ‘ 1064 ’ ‘ ’», fête de quartier autant que charivari commercial (on joue de la musique devant les habitations des clients fidèles), la promenade du bœuf gras était, tout comme le carnaval et la vogue des premiers temps, l’expression d’un divertissement libre et autogéré. Le pouvoir délivrait juste une autorisation aux bouchers qui devaient prendre à leur charge toute l’organisation de leur manifestation, y compris la sécurité.

Notes
1051.

Danielle MAURICE, « Entre boniments et manèges : les vogues sur la rive gauche », in Philippe DUJARDIN, Pierre-Yves SAUNIER, Lyon (1850-1914), L’âme d’une ville, Lyon, Bibliothèque Municipale de la Part-Dieu/Editions Lyonnaises d’Art et d’Histoire, s.d., p. 87. Marielle RAKOTOMALALA donne les mêmes chiffres. On notera également qu’elle différencie les vogues très importantes, des moyennes et des petites ; ces dernières, selon elle, s’apparentant davantage à des bals. Cf. Bals…, op. cit., f° 3-6.

1052.

Cf. annexe n°22.

1053.

AML, I1 246, Avis préfectoral, 26/03/1807.

1054.

Pour des détails concernant l’organisation de la vogue, cf. Vincent ROBERT, Les chemins…, op. cit., pp. 56-57.

1055.

AML, I1 246, Pétition adressée au préfet du Rhône, s.d. [1863 ?].

1056.

ADR, 4 M 480, Lettre du maire de Vaise au préfet du Rhône, 11/03/1825.

1057.

ADR, 4 M 479, Lettre du commissaire de police de La Guillotière au préfet du Rhône, 25/02/1822.

1058.

AML, I1 245, Ordonnance de police municipale, 04/02/1806.

1059.

Vincent ROBERT, Les chemins…, op. cit., p. 58.

1060.

AML, I1 245, Autorisation du maire de Lyon, 31/01/1823.

1061.

AML, 3 WP 120, Dossier d’autorisation, 15/02/1830.

1062.

Id., Lettre du commissaire de police de La Croix Rousse au maire du faubourg, 03/02/1837.

1063.

Nous aurions pu évoquer cette manifestation dans le prochain chapitre où il sera question de l’autorégulation populaire et notamment du charivari : mélange du rire et de la punition, de la fête et de la surveillance, caractéristique du vivre ensemble et de la pensée multiple.

1064.

AML, I1 245, Lettre de Praval, marchand boucher, au préfet du Rhône, 30/03/1850.