Jeux d’adresse et spectacles du merveilleux

Le déroulement des festivités était globalement identique d’une vogue à l’autre. Toute la journée était consacrée à l’amusement ; elle se divisait en trois moments : la promenade des vogueurs et leurs aubades le matin, les jeux l’après-midi et les danses et illuminations le soir. En théorie, la journée s’achevait aux alentours de 22h – mais certains débits de boissons obtenaient la permission de minuit. Toutefois, en fonction de sa date et de la spécificité du lieu, la vogue ne présentait pas forcément le même visage selon les quartiers. Vaise était connue pour ses joutes nautiques – divertissement très apprécié mais qui différenciait les vogues des quartiers d’eau des autres. Certaines fêtes semblaient parier plutôt sur la surprise et la nouveauté : à Perrache sous le Second Empire, le programme changeait radicalement chaque année. Ces changements étaient aussi dictés par d’obligatoires concessions faites à la modernité : déjà à l’époque il fallait suivre la nouveauté pour attirer les clients. Les premiers manèges proposant le roulis firent sensation, ainsi que les ménageries exotiques et, dès la fin des années 1860, toute bonne vogue se devait d’avoir sa course de vélocipèdes.

Les divertissements proposés étaient de deux sortes. Il y avait tout d’abord les jeux, le plus souvent d’adresse, d’inspiration ancienne et organisés par les vogueurs eux-mêmes. Ils ne différaient pas de ceux proposés lors des fêtes officielles : joutes, mâts de cocagne, tir à la cible, courses en sac, etc. On possède peu de renseignements à leur propos mais, ayant traversé les décennies, on imagine sans peine qu’ils devaient provoquer une ambiance peu éloignée des fêtes du XXe siècle. Là encore, on pressent le rire proche sans pouvoir jamais s’en saisir. A leur côtés, faisaient recette les spectacles du merveilleux qui étaient présentés par des professionnels appelés forains. Eux se rattachaient à une tradition différente, celle du montreur d’ours et de la femme à barbe. Le spectacle était tout aussi recherché mais bien plus surprenant. La foule n’était plus alors actrice de son propre spectacle, elle ne devait généralement pas agir pour que naisse du spectacle mais devait se laisser guider et transporter par les attractions. Cette ambiance de fête foraine ne se retrouvait pas dans toutes les vogues, seules les plus importantes – et notamment celle de La Guillotière – attiraient les bateleurs. Mais un forain pouvait tout aussi bien obtenir une autorisation exceptionnelle de montrer ses tours et illusions hors des moments de fêtes.

Les forains proposaient cinq grands types d’attractions. Le premier était le plus classique : les manèges et autres montagnes (qui se déclinaient : françaises, russes, italiennes). C’étaient des attractions traditionnelles, apparues assez tôt et ayant connu un succès immédiat et phénoménal : en 1882, au char tournant de Perrache, on notait toujours ‘«’ ‘ [un] nombreux public qui stationne presque continuellement autour de cet établissement’ ‘ 1065 ’ ‘ ».’ En pariant sur la vitesse, les montagnes apportèrent indéniablement une véritable nouveauté, véhiculant en tout cas une des premières formes de l’attraction moderne. Différents modèles se succédèrent, combinant à chaque fois innovations techniques et renforcement de la sécurité. Le succès était tel que, rive gauche du Rhône, les montagnes devinrent permanentes. Le deuxième type correspondait au spectacle de la force, ancêtre de notre actuel sport spectacle, dont les deux emblèmes étaient la lutte et le combat d’animaux – tous deux cependant rapidement concurrencés par la gymnastique acrobatique. Le troisième type relevait de l’attraction scientifique combinant de la physique amusante (une expérience d’incombustibilité), de l’histoire naturelle (un musée anatomique et ethnologique, des expositions d’animaux exotiques) ou de la magie – trois manières de produire du merveilleux. Se retrouvait, sous la caution scientifique, l’attrait pour le primitif : le sauvage de Sénégambie côtoyait ainsi une momie égyptienne. Le quatrième type se voulait davantage artistique et jouait sur le très fort attrait des images peintes puis des photographies 1066  ; des machines proposant un semblant d’images animées connurent un grand succès, de même que des figures de cire reproduisant, dans un souci revendiqué de réalisme, des scènes célèbres (une Descente de croix par exemple). Certaines baraques se servaient du paravent artistique pour faire passer des scènes jugées immorales par le pouvoir. Un « musée artistique », interdit au moins de seize ans et composé de chromolithographies et de gravures reproduisant des œuvres de maîtres, axait sa collection sur des représentations ‘«’ ‘ […] de sujets lascifs et surtout de femmes nues dans des postures plus ou moins indécentes’ ‘ 1067 ’ ‘ »’ que le client avait tout loisir d’observer à l’aide de lentilles grossissantes… Le cinquième et dernier type relevait de ce que les anglo-saxons nomment le trash et qui s’assimile à un petit musée des horreurs : les veaux rouges de La Guillotière, une chanteuse géante mesurant 1,85 mètres, l’hydrocéphale féminin, Adélaïde La Tigrée (couverte de poils et de taches) ou encore ‘«’ ‘ la plus petite naine du monde »’ et sans évoquer l’homme tronc qui faisait tout avec sa bouche [sic] ou celui qui possédait trois mâchoires et deux langues. La typologie établie n’était pas rigide et, souvent, des attractions mordaient sur plusieurs genres, en particulier les bizarreries diverses qui se cachaient derrière des arguments hautement scientifiques. Si les baraques ne proposaient qu’un seul type d’attraction, on assista, sous le Second Empire, à l’installation de forains dans des petits théâtres, dans des locaux loués à l’occasion, ce qui leur permit de diversifier leur spectacle et de se fondre dans des formes plus traditionnelles de représentations. Untel, dans son petit théâtre, proposait de la physique amusante, de l’acrobatie et de la magie couplées avec des chansonnettes et du vaudeville 1068 , en un siècle où la gymnastique, les animaux, les tours et les femmes à barbe se réunissaient déjà en un unique lieu de plus en plus populaire, le cirque.

Comment expliquer l’attrait de la fête foraine ? Elle servait à rompre le quotidien et pas uniquement en provoquant des envies d’amusement et de loisirs ; elle exacerbait aussi le désir d’inconnu et de nouveauté au travers de ce qu’elle donnait à voir. La vue était le sens par lequel l’ailleurs se découvrait et qui aiguillonnait au mieux l’imaginaire de tous : les baraques étaient couvertes de peintures bigarrées censées attirer l’œil et promettant des dépaysements merveilleux. La baraque n’était rien d’autre que l’enveloppe publicitaire de l’attraction. De la même manière, certaines attractions étaient autorisées à distribuer des « tracts » publicitaires. Nous avons retrouvé une affiche, datant de la Restauration, annonçant un spectacle d’animaux 1069 . L’image, rappelant celles des canards, captait l’attention : deux hommes armés de piques dirigeaient une mêlée qui voyait un taureau, un sanglier et un animal quasi fantastique combattre contre sept chiens. La violence de la scène était accentuée par la représentation des gueules ouvertes, des mâchoires trouvant prise dans la chair et par la cabriole d’un des chiens. La typographie et le contenu du texte était à l’avenant : « COMBAT » était écrit en très gros caractères et le programme, promettant ours, chiens, taureau furieux et incomparable cheval tartare, était destiné à allécher le badaud. Il était d’ailleurs précisé qu’» on ne fait pas un long détail des Animaux, car c’est vraiment fait pour surprendre le spectateur ». Pareillement à l’excitation des yeux, le fracas assourdissant de la fête déchirait le tympan et guidait le curieux : trompettes et cloches déchiraient l’air de leurs puissants appels, bateleurs et bonimenteurs s’époumonaient pour attirer le chaland, aidés parfois d’une machine à vapeur actionnant un orgue de barbarie. Et les forains avaient de quoi appâter le client, notamment en insistant sur le côté fripon de leurs installations ou en promettant des récompenses diverses. Pour donner envie de voir Adélaïde La Tigrée, le bateleur insistait bien que ses anomalies couvraient tout son corps et proposait 1 000 francs de récompense à qui prouverait qu’il s’agissait d’une supercherie 1070 . Le contact entre la foule et le forain était donc primordial car un échange s’avérait possible, tranchant singulièrement avec les spectacles du débit de boissons où les chanteurs ne pouvaient avoir ni contact physique ni discussion avec les clients.

Une fois dans l’enceinte de ce théâtre vivant et de plein air, les citadins se trouvaient confrontés à un monde étrange, négatif de la normalité. La lutte, spectacle ancien du corps exhibé, fascinait en tant que mise en scène licite de l’interdit ; l’occasion de se mesurer aux champions n’était rien d’autre que la légitimation de la rixe au travers d’un duel populaire. Beaucoup d’individus profitaient largement de la fête pour braver les interdits et tirer des feux d’artifice ou organiser des jeux de hasard. On retrouve un peu de ce qui faisait depuis plusieurs siècles la spécificité du carnaval : le retournement des codes sociaux. Il n’est pas exclu que les Lyonnais aient compris la fête populaire comme un moment de permissivité accepté par tous et il n’est pas non plus étonnant de relever la volonté des autorités de lutter contre les obscénités auxquelles les vogues donnaient lieu. Les musées anatomiques, fort courus, entraînaient le peuple vers les abîmes du bizarre, du jamais vu, de l’horrible, là où on prenait conscience d’un malheur plus grand que le sien – ce qui ne manquait pas de fasciner. Mais le rire n’était jamais loin, comme arme face à l’horreur ou devant l’improbable crédibilité de telle ou telle attraction proposée. La vogue jouait sur la crédulité et la naïveté – mais le résultat n’était jamais assuré tant certains programmes ‘«’ ‘ […] trompent la crédulité, annoncent des merveilles et produisent des nullités’ ‘ 1071 ’ ‘ ’». Le talent des bonimenteurs étaient de faire pénétrer les badauds dans leur imaginaire, de les tenter de se laisser berner en toute confiance – et il en fallait du talent pour vendre une carpe vivante parlant français 1072 … Dans quelle proportion était-on prêt à croire ce que l’extérieur peint des baraques laissait entrevoir d’inouï ? Comptait alors peut-être moins le fait de savoir si ce qui était vu était vrai ou faux que le degré de crédibilité du spectacle. Ici, point de rationalisme scientifique, mais plutôt la curiosité du spectateur pour l’émotion et le merveilleux. Comme en littérature ou, plus tard, au cinéma, l’improbable fonctionnait s’il était bien amené et chacun se voyait ravi d’avoir fait un tour en mer ou un voyage sur la lune. Le mécanisme des spectacles du merveilleux était identique à celui des canards : en 1862, un homme proposait, place de la Préfecture, des panoramas relatant la célèbre affaire Dumollard et représentant, entre autres, des cadavres sortant de terre 1073  ; il y avait un curieux échange entre les feuilles volantes et ce qui était donné à voir, la réalité venant confirmer ce qui avait été lu, entretenant l’attrait pour l’étrange et confortant les croyances populaires. Mais attention, si l’attraction était minable, le public ne se gênait pas pour exprimer – souvent violemment – son mécontentement. A la fin de l’été 1866, une fête eut lieu au Grand Camp dont le point d’orgue devait être une démonstration d’aérostat. L’ennui fut que la représentation fut annulée à cause d’un vent trop violent. La foule laissa alors éclater sa fureur en brisant les barrières, détruisant les estrades et cherchant à mettre le feu à une baraque en planches. Le soir, une partie des spectateurs retourna au Grand Camp, bien décidée à régler son compte à l’aérostier, avant d’être refoulée par la force armée 1074 . Un demi-siècle plus tôt, une réaction semblable avait secoué une foule venue assister à des combats d’animaux n’ayant pas tenu leurs promesses – hommes et femmes confondus avaient jeté des chaises dans l’arène après avoir brisé les barrières 1075 . Tous en voulaient pour leur argent, mais revenaient à la première occasion, tant les prix à l’entrée étaient abordables : quinze centimes pour une attraction moyenne, rarement plus d’un franc pour les spectacles exceptionnels d’ambulants.

Jouer aux cartes au débit de boissons, se promener à la vogue, c’était se rendre maître de ses allers et venues et, en quelque sorte, maître de soi – ou, tout au moins, se sentir comme tel. Le cabaret était un lieu essentiel d’expression populaire, la rue participait de la cohésion sociale par le divertissement, la vogue servait de contrepoint aux fêtes officielles imposées (et on aura noté la similitude de certains divertissements que ces deux formes de fêtes proposaient). En un mot, il s’agissait de l’expression positive d’un être ensemble qui semblait se construire en dehors, ou en écho, des normes du pouvoir. Cette affirmation d’une existence populaire propre passait en grande partie par l’investissement/appropriation de l’espace urbain par le corps et la parole, par le spectacle et l’échange lors des moments de loisir. Il est vrai – et toute cette partie s’emploie à le montrer – que la rue était, pour le peuple, ‘«’ ‘ […] plus qu’un lieu de passage, une façon inévitable d’exister’ ‘ 1076 ’ ‘ ’». Le peuple investissait la ville, marquait la rue de son empreinte, prenait conscience qu’il s’agissait de son théâtre de vie ; il était acteur, spectateur, créateur et organisateur de son propre divertissement, loin des réjouissances données par le pouvoir. L’appropriation de l’espace urbain trouvait son illustration dans le rapport que les Lyonnais entretenaient avec le débit de boissons. Ce lieu, où se passait une grande partie de leur vie, l’indispensable comme le superflu, leur appartenait : il n’y a qu’à voir ces clients qui ne voulaient plus partir quand le patron fermait ou qui le faisait rouvrir de force lorsque le rideau était déjà tiré 1077 .

Le temps passé à investir cet espace urbain était un temps pour soi orienté vers les autres. Vivre ensemble, c’était partager des instants du quotidien, par le détour au café, par la promenade, instants qui fonctionnaient comme des soupapes en proposant des respirations entre les rythmes du travail ; c’était partager aussi des moments extraordinaires (comme au pied de l’échafaud) et s’évader vers un ailleurs (les attractions des vogues). Le besoin d’ailleurs sur lequel nous avons insisté ne doit pas se comprendre comme la volonté de sortir d’une condition jugée misérable – il y aurait fort à parier que les Lyonnais ne portaient majoritairement pas ce genre de jugement sur leur vie – mais davantage comme la volonté de se préserver des moments de rire et d’abandon en compagnie des autres. Revers de la médaille obligatoire : le vivre ensemble contenait une dimension d’opposition tout aussi importante que celle qui rapprochait les individus. On pourrait avancer que ces deux aspects apparemment antagonistes n’étaient qu’une même expression d’une réalité, ne serait-ce que parce que le différend prenait fréquemment sa source au cabaret ou à la vogue. De toute évidence, il serait aussi idiot de raisonner angéliquement en terme de solidarité que de croire en l’unité intangible de la classe ouvrière…

Notes
1065.

ADR, 4 M 479, Lettre du commissaire de police de Perrache au secrétaire général pour la police, 27/04/1882.

1066.

Vanessa SCHWARTZ, Spectacular…, op. cit.

1067.

ADR, 4 M 447, Rapport du commissariat spécial, 16/08/1891.

1068.

AML, I1 248, Dossier Louis Badïa, sd [Second Empire].

1069.

ADR, 4 M 479.

1070.

AML, I1 248, Dossier d’autorisation, 09/06/1866.

1071.

Id., Affichette pour le spectacle de statuettes en cire de Louis Pavoni, sd [Second Empire].

1072.

Id., Demande d’autorisation, 26 thermidor An VII.

1073.

Id., Dossier d’interdiction, 24/02/1862.

1074.

AML, I1 243, Rapport du commissaire de police de Saint Pothin, 03/09/1866.

1075.

ADR, 4 M 177, Lettre du maire de La Guillotière au préfet du Rhône, 27/07/1818.

1076.

Arlette FARGE, Vivre…, op. cit., pp. 19-20.

1077.

Cf. Thomas BRENNAN, Public…, op. cit., pp. 301 sq.