Logiques du vol

Au XIXe, les logiques du vol n’étaient guère différentes de celles du siècle précédent 1105 . Le vol était d’abord affaire de circonstance et on s’emparait de ce qui faisait la spécificité d’un individu : cent œufs et quatre livres de beurre à la revendeuse ; douze sacs de plâtre, un marteau et une truelle au maître maçon ; dix bouteilles de Bordeaux à l’épicier ; bottes et souliers au cordonnier ; une balle de linge chez la blanchisseuse, etc. Les débitants faisaient le grand bonheur des aigrefins : à la main rapace s’offraient de la nourriture, de l’alcool, du mobilier, les affaires du patron. Et si on s’en prenait à un pauvre hère, on volait pareillement et frénétiquement tout ce qu’il possédait et qui traînait au milieu des trois meubles qui composaient sa chambre : 107 francs, un paletot, une clé, une casquette, un mouchoir et une cravate faisaient l’affaire. A la lecture de ces cambriolages, ressort le sentiment que le voleur s’emplissait les poches de ce qui lui tombait sous la main : 2 francs 50 ou 350 grammes de cuivre. ‘«’ ‘ Nous n’avions pas en premier lieu l’intention de voler, nous allions chez Genin pour prendre un repas, il ne se trouva pas chez lui. Mini en poussant la porte fit sauter la gache [sic], c’est ce qui nous a donné l’idée de voler’ 1106  ». L’occasion faisait le larron : cet adage n’a jamais été aussi bien illustré. On sent toute la précipitation du vol non prémédité aboutissant à la soustraction de quelques sous et d’une ombrelle, de billes de billard ou de deux malheureuses fourchettes. La veuve Million a été volée durant la dizaine de minutes qui la vit porter du bouillon à une de ses voisines alitée ; elle s’étonna de s’être fait cambrioler alors qu’elle n’avait pas fermé sa porte à clef – mais qui l’aurait fait dans ce milieu populaire 1107  ? Même lorsqu’il y avait un semblant de préméditation, rien n’était assuré ; des deux voleurs ayant effrayé et étranglé à moitié une vieille femme pour seulement 15 francs, l’un se rendit à l’évidence : ‘«’ ‘ Filons vite car ce que j’ai trouvé ne valait pas la peine de faire ce que nous avons fait’ 1108  ». La misère des vols ordinaires était, à ce propos, frappante tant la valeur des effets soustraits était dérisoire : une mauvaise boîte ou de vieux parapluies ne rendirent pas plus riches ceux qui les avaient subtilisés, et celle qui déroba un méchant drap n’en tira, à la revente, que 33 sous. Mais n’exagérons rien car le vol de bijoux était fréquent. Lorsqu’il est fait mention du type d’objets volés, la montre revient près de deux fois sur dix et les autres bijoux font partie du butin dans 14,5% des cas. Si la majorité des vols représentaient peu en valeur et témoignaient d’un vol précipité, la montre restait l’objet qui attisait les convoitises de chacun. En définitive, la ville n’avait pas attendu les grands magasins pour devenir objet de tentation ; à vivre de peu, on devenait facilement envieux même envers celui qui ne possédait qu’un peu plus que soi 1109 – et, dès le vol commis, le vide de l’envie se comblait rapidement par une dépense immédiate : combien de voleurs dilapidèrent leur prise en un ou deux jours de ribote échevelée ? A l’inverse, les victimes rendaient compte à l’autorité des biens qu’on leur avait volés dans les moindres détails – habitude de ceux qui n’avaient pas grand-chose et qui savaient pertinemment que leur porte-monnaie contenait dix francs et vingt centimes ou qu’un drap neuf composait leur balle de linge. ‘«’ ‘ Je sais le compte de ce que je peux avoir sur moi, et je m’apercevrais certainement s’il en manquait’ 1110  ». Dans le décompte du moindre centime se lit le drame du larcin que le voleur commettait contre aussi pauvre que lui.

Bien que sa légitimité fût parfois reconnue, le vol s’imposait comme une déviance aux yeux des classes populaires, comme une agression empreinte de fourberie en ce qu’elle ne laissait aucune possibilité de riposte. La violence, affrontement direct, se plaçait sur un tout autre plan. La parole infamante ou le geste assassin provoquait un face-à-face ne laissant pas démunie la victime qui identifiait son agresseur et pouvait lui répondre, dans l’instant ou de manière différée.

Notes
1105.

Daniel ROCHE, Le peuple…, op. cit., p. 188.

1106.

ADR, 4 U 119, Procès Colombo, Interrogatoire du 28/03/1833.

1107.

AML, I3 11, Actes judiciaires du commissaire de police de Pierre Scize, Affaire Million, 24/01/1835.

1108.

AML, I3 20, Actes judiciaires du commissaire de police de Villeroy, Affaire Goudard, 13/12/1844.

1109.

Pour se persuader de la fréquence du petit vol, il n’y a qu’à se plonger dans les rapports de police conservés aux Archives départementales du Rhône. Cf. par exemple ADR, 4 M 102-105 pour les années 1860.

1110.

ADR, 4 U 234, Procès Vivier, Déposition de Sébastien Viard, 21/03/1871.