La violence verbale

Entre le tiers et la moitié des affaires étaient concernées par l’injure et les menaces. Dans les conflits quotidiens de faible importance, l’insulte était proférée plus souvent qu’à son tour… sans donner lieu à des plaintes. La police enregistrait davantage d’histoires de coups que d’histoires d’insultes alors que celles-ci étaient vraisemblablement plus nombreuses que celles-là. Et encore n’était-il question que d’insultes alors que la parole dans son ensemble était potentiellement ‘«’ ‘ […] une arme, un risque, un élément d’une stratégie […]’ ‘ 1111 ’ ‘ ’», qu’elle procédât par insinuations ou agressât directement. Les insultes étaient à l’origine de nombreux actes violents et en étaient souvent le facteur déclencheur ; elles les précédaient et les accompagnaient. Celui qui désirait en découdre n’avait qu’à provoquer autrui par le verbe et réveiller au besoin des querelles enfouies 1112 . Une expression résume bien cela : à propos d’insultes lancées depuis la rue à un couple réfugié dans son domicile, il était écrit, dans un rapport quelconque, qu’elles l’avaient « forcé » à sortir pour participer à la rixe devenue inévitable 1113 . Il était donc rare d’assister à une rixe sans entendre fuser quelques amabilités bien senties, mais l’usage de la violence verbale ne présageait pas nécessairement un recours à la violence physique. Yves Castan a, dans sa thèse, montré comment le fait de faire répéter une insulte pouvait désamorcer le conflit en poussant celui qui l’avait proférée à évoquer la plaisanterie 1114 . Quand les injures étaient réitérées, leur intensité en faisait les équivalents verbaux des coups. ‘«’ ‘ Dis donc vieille sale, vieille pute, à présent que tu ne peux plus faire le métier et que tu as fait six bâtards, tu fais l’avorteuse […]. Tu crois que la santé de ta sale fille se rétablira ; non, elle a trop bu de bouillon de C… Vous êtes cinq P… en bas’ 1115  ». Exemple caricatural ? Peut-être, mais révélateur d’une indéniable violence de la parole. Les femmes qui en étaient la cible se retrouvaient attaquées à propos de leur moralité et le qualificatif de putain était fréquemment usité. Pour les hommes, on préférait lancer l’insulte de canaille ou d’autres noms d’oiseau de portée générale et ne faisant pas référence à un vice particulier. La pire injure faite à un homme était de le traiter de mouchard ; le rapport peuple/police étant parfois délicat 1116 , celui qui travaillait pour les forces de l’ordre était considéré comme un individu peu sûr, voire une sorte de traître. Cette insulte était à même de provoquer les pires conflits, à l’image de ce garde urbain, traité au bistrot de mouchard, qui alla chercher son revolver chez lui et revint faire feu sur ses agresseurs 1117 . L’injure de voleur/se, partagée tant par les hommes que par les femmes, était grave puisque mettant en cause l’honnêteté.

L’injure s’accompagnait facilement de menaces insultantes précisant ce qu’on désirait faire à l’encontre d’autrui : ‘«’ ‘ elle voulait l’écraser comme un chapeau’ 1118  ». Quand on souhaitait frapper ou tuer quelqu’un, on lui précisait généralement ses pensées : ‘«’ ‘ […] j’ai envie de te souffleter ’» avertit une couseuse de chapeau avant de s’exécuter 1119 . On était toujours très explicite – ‘«’ ‘ Le voilà faux témoin ! Coquin, tu passeras par mes mains, tu me le paieras’ ‘ 1120 ’ ‘ »’ – en prenant à partie le plus grand nombre de témoins pour légitimer son action. Métaphores et comparaisons s’épanouissaient, véhiculées par un langage fleuri que connaissent bien ceux qui entendent l’argot. Les actuelles inventions langagières des cités, en perpétuelles évolutions et réactives à l’actualité, ne sont pas sans rappeler certaines habitudes populaires du XIXe siècle – même si, au fond, l’insulte n’a pas énormément évolué.

Notes
1111.

Elisabeth CLAVERIE, « "L’honneur" : une société de défis au XIXe siècle », Annales ESC, n° 4, juillet-août 1979, p. 746.

1112.

« Lorsque deux personnalités se font face, chacune est chargée d’histoire ». Frédéric CHAUVAUD, Les passions…, op. cit., p. 18.

1113.

ADR, UCor 12, Affaire Guichard, 21/11/1820.

1114.

Yves CASTAN, Honnêteté…, op. cit., pp. 145-146.

1115.

ADR, 4 M 454, Lettre de Jacqueline Blanc au préfet du Rhône, 08/04/1872.

1116.

Voir chapitre XIII.

1117.

ADR, 4 M 196, Lettre du maréchal des logis commandant la brigade de La Croix Rousse au capitaine commandant la gendarmerie de l’arrondissement de Lyon, 14/08/1871.

1118.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 10/02/1848.

1119.

Id., 22/06/1848.

1120.

ADR, UCor 4, Jugement du Tribunal correctionnel de Lyon, Affaire Pellet, 03/07/1805.