Violence, genre et statut social

Existe-t-il un genre de la violence ? L’historiographie classique répondrait sans doute oui. Elle nous présente d’ordinaire une triple violence : celle dominante opposant des hommes ; celle, certainement importante mais peu présente dans les registres de police, opposant des femmes ; enfin celle du mari battant sa femme. Figées dans un tel schéma, les figures de la violence sont exclues de toute mixité. Nos statistiques ont montré que des hommes s’en prenaient à des femmes en usant d’une violence qui aurait été la même avec un adversaire masculin – même si la symbolique du coup porté était alors différente : les femmes étaient plutôt frappées au ventre, partie du corps qui incarnait leur rôle dans la société, et les hommes à la tête. Il faut se départir de l’idée selon laquelle l’homme était forcément l’agresseur et la femme toujours incapable de riposter. Il faut également cesser de considérer les rixes exclusivement féminines de l’œil amusé qui était déjà celui du pouvoir au XIXe siècle. Tâche peu aisée puisque nous vivons toujours dans une société qui a intériorisé la faiblesse des unes et la puissance des autres. Hormis dans son intérieur domestique 1127 , la femme savait attaquer et se défendre quel que fût l’adversaire. Quand un inconnu l’appela « belle cuisse », Antoinette Fillion ne s’en laissa pas compter, rétorquant qu’elle n’avait rien à faire avec des « insolents ». Une rixe s’engagea entre eux – dont elle eut peut-être l’initiative – durant laquelle elle fut rouée de coups, ce qui ne l’empêcha pas de maintenir l’impudent au collet 1128 … A une employée victime des violences de son patron, un voisin conseilla de se défendre, admettant donc le droit d’une femme à résister physiquement à l’homme et la possibilité d’un tel fait 1129 . Il est vrai qu’en bien des cas la témérité féminine était un rempart efficace à la puissance masculine, à l’image de cette femme qui tint tête à son voisin armé d’une hache en lui prouvant qu’elle n’avait pas peur de lui 1130 . Ce rôle public qu’elle tenait au quotidien était d’autant plus naturel qu’il faisait écho à celui qu’elle avait toujours joué lors des émotions populaires : elle savait déclencher des soulèvements et exhorter les hommes comme mettre fin à la violence 1131 . Les affrontements exclusivement féminins étaient, pour leur part, peu différents de ceux des hommes, tant par leur violence que par leur signification. Contrairement à ce qu’on a pu lire ici ou là, rien n’indique que la population populaire masculine put discréditer ces affrontements.

A défaut de nettes différences sexuées, une réelle partition sociale existait puisque la violence dépassait rarement les classes populaires. Non que les élites ne goûtent pas une certaine forme de violence, mais celle-ci n’avait que peu à voir avec celle qu’exprimait le peuple ; leurs utilisations de la violence leur étaient propres et s’inséraient dans des logiques distinctes. Seules sur certaines questions précises, relevant principalement de la propriété, des oppositions entre individus socialement différenciés étaient susceptibles de se faire jour. On note alors que la domination sociale permettait d’emporter la mise en cas de différend. Chavins, un négociant de La Croix Rousse, souhaitait s’opposer à la décision du conseil municipal visant à percer un chemin depuis la « ville haute » jusqu’à Serin 1132 . Décidé à manifester son opposition par une pétition, Chavins décida d’employer tous les moyens en son pouvoir afin de faire signer ses voisins. Face à son locataire, jouer de la peur du renvoi suffit à obtenir une signature sans plus de discussions ; avec un ferblantier, il usa de sa maîtrise de la parole et l’» endoctrin[a] » de ses « pressantes sollicitations » ; le chantage était une arme efficace pour le dominant : il fit ainsi plier un boucher en le menaçant de ne plus se servir chez lui, de faire de la mauvaise publicité pour son commerce et de ne pas lui rembourser les 450 francs qu’il lui devait. La violence fut un moyen employé dès lors que Chavins essuya un refus. Contre un pépiniériste, il usa de l’insulte et brandit sa canne.

Mais revenons à la violence des femmes pour poursuivre notre propos sur la violence et le statut social. Insultée dans la rue par deux vendeuses de bottines, une veuve se vit obligée de se réfugier dans une proche boutique 1133 , selon un mécanisme déjà pointé. La rue était réellement un espace dominé par le peuple – espace qui nivelait les niveaux sociaux et permettait à deux jeunes employées de prendre à partie une rentière. On pourrait aller jusqu’à émettre l’hypothèse qu’entre deux personnes s’y opposant, la plus fragile socialement l’emportait – peut-être parce qu’elle avait moins à perdre et que la violence était un moyen de se faire enfin respecter. Des prostituées violentèrent une tisseuse sous prétexte qu’elle les avait bousculées 1134 . L’incident peut paraître minime et ne pas devoir nécessiter une réaction si radicale. En réalité, l’opposition était nette entre l’honnêteté et la petite vertu, opposition teintée de peur pour la femme respectable, de dépit et d’envie pour les filles. Le fait de se faire bousculer aurait signifié et matérialisé le mépris des gens comme il faut à leur égard. L’occasion était trop belle à saisir pour montrer sa supériorité. Le statut social interférait dans les différends mais l’hypothèse à laquelle nous souscrivons indique une différence sexuée. Le poids social de l’homme empêchait le plus souvent le différend de dégénérer en pratique violente ; les atouts du dominant lui suffisaient à emporter la mise ; la violence restait verbale et symbolique. Le dominé qui souhaitait faire barrage au dominant excluait le recours à la force et préférait se taire ou porter plainte. Au contraire, les femmes de niveau social différent s’opposaient violemment du fait de la volonté des moins riches. Cela s’explique en partie par le fait que la relation dominant/dominé était effective parmi les hommes alors que les moyens de pression des dominantes étaient moindres.

Notes
1127.

Voir chapitre XI.

1128.

ADR, U Cor 9, Jugements du Tribunal correctionnel de Lyon, Affaire Fillion, 10/07/1809.

1129.

ADR, 4 U 163, Procès Riffat, Déposition d’Antoine Michaud, 03/10/1860.

1130.

ADR, 4 U 181, Procès Chambard, Déposition de Marie Parrat, 23/05/1865.

1131.

Corinne MAURIN, Le rôle des femmes dans les émotions populaires dans les campagnes lyonnaises de la généralité de Lyon (1665-1789), Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Françoise Bayard, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1988, 207 f°.

1132.

Pour ce qui suit, cf. ADR, 4 M 199, Procès-verbal de police judiciaire, 28/11/1836.

1133.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 28/11/1847.

1134.

ADR, 4 M 102, Rapport de police, 13-14/02/1864.