La violence collective ou le défoulement masculin

La violence comme défoulement est l’un des aspects les plus originaux du vivre ensemble des sociétés urbaines du XIXe siècle. L’importance des bagarres générales est patente au niveau des archives ; il semblerait que cette importance était également une réalité indéniable au niveau des classes populaires. De tels affrontements massifs relevaient du divertissement tout autant que de la violence ; ils montraient combien la violence était une donnée essentielle de la vie citadine et qu’elle n’était pas seulement négative. On aurait très bien pu les étudier dans le chapitre précédent comme une forme de partage du bon temps, tant ils fournissent l’illustration parfaite de ce que les partages et les oppositions ne faisaient qu’un, que rien ne demeurait figé et que tout s’entremêlait.

L’agression collective se composait autour de trois invariants indépendants les uns des autres : la jeunesse, l’appartenance à un quartier et la profession. L’aspect professionnel est le mieux connu des historiens car il fait écho aux violences compagnonniques et, de ce fait, induit la question de la temporalité des affrontements collectifs. On sait que les confrontations entre compagnons ne survécurent guère à la Monarchie de Juillet, mais est-on certain que tous les affrontements professionnels recensés relevaient du compagnonnage ? De plus, la volonté de dater l’arrêt des combats vers 1840-1850, sur le modèle compagnonnique, est-elle juste ? Les sources en notre possession couvrent essentiellement la première moitié du XIXe siècle mais est-ce significatif d’un dépérissement ? Ne peut-on considérer que le changement qualitatif des archives soit à même d’occulter ce type d’événements ? Les bandes de jeunes adolescents, par exemple, n’ont pas disparu, connaissant – de blousons noirs en banlieues d’aujourd’hui – de fréquentes renaissances et, d’ailleurs, on les rencontre en 1820 comme en 1890. Les bagarres d’enfants, quant à elles, ont peuplé, au XXe siècle, l’imaginaire rural et urbain, au travers de la littérature et de la photographie depuis Louis Pergaud jusqu’à Robert Doisneau. Pour en revenir au compagnonnage, on présente d’ordinaire sa disparition sous les traits du délitement d’une pratique culturelle incapable de survivre dans la grande ville moderne. On oublie un peu vite combien, dès les années 1830, la répression fut importante, interdisant les attroupements de compagnons 1135 . Les autres formes de violence collective, moins formelles que la violence compagnonnique, étaient de ce fait plus difficilement contrôlables par le pouvoir. Enfin, on pourrait s’interroger sur les rapports qu’entretenait ce type du défoulement urbain avec le modèle rural. Compagnons exceptés, nous ne nous doutions pas que la ville abritait des rixes de grande envergure à l’image de ce qui a été remarqué dans certaines régions rurales. Le Lot de François Ploux 1136 nous paraissait d’un exotisme étrange… Quelle erreur ! Evidemment, il ne s’agissait pas exactement d’affrontements répondant à des motivations identiques mais on doit prendre en considération cette habitude rurale, d’autant que François Ploux note la présence d’un îlot particulièrement violent autour de Lyon 1137 . On est alors en droit de se demander si on n’aurait pas affaire à une transposition à la ville d’une coutume rurale. On serait dans ce cas tenté de reprendre les anciens schémas explicatifs démontrant que moins cette coutume était vivace, plus l’intégration à la ville était forte. De plus, François Ploux indique que les batailles inter villageoises étaient essentiellement une réalité de la première moitié du XIXe siècle – ce qui tendrait à prouver qu’il en était de même en milieu urbain – tout en soulignant leur prégnance jusque dans les décennies précédant la Grande guerre 1138 .

Cela étant, quelles étaient les spécificités de la violence collective lyonnaise ?On ne peut pas relier celles entre quartiers et celles entre métiers qui correspondaient à des motivations différentes. Les oppositions de quartier se déroulaient dans un lieu neutre, à moins qu’une bande ne se décidât à fondre sur un quartier voisin. En 1833, 200 ouvriers de La Croix Rousse vinrent chercher querelle à ceux de Vaise 1139 . Les oppositions étaient exacerbées lors des vogues de quartier puisqu’elles donnaient l’occasion de se déplacer en grand nombre sans être trop inquiété par les forces de l’ordre. Sinon, par « discrétion », les combats se déplaçaient dans la périphérie, entre ville et campagne, se déroulant parfois sur divers terrains en même temps, comme le déplorait le maire de Vaise : ‘«’ ‘ […] ils se passent pour l’ordinaire sur les confins de mon territoire et jamais dans le sein du faubourg, attendu la surveillance sévère que j’ai soin de porter sur ces sortes de rassemblements’ 1140  ». Les violences entre quartiers étaient aussi le fait des plus jeunes. En avril 1818, 600 enfants âgés de 12 à 18 ans se retrouvèrent sur le cours des Tapis à La Croix Rousse ; la plupart avaient moins de 15 ans. Les uns venaient des Chartreux, les autres de Saint Nizier. Des personnes plus âgées s’étaient jointes à eux mais on ne sait si elles se battaient ou si, plus certainement, elles étaient là pour « encadrer » les échauffourées. Les deux groupes étaient fortement différenciés, chacun se ralliant à une bannière (blanche et fleurdelisée pour les uns, noire pour les autres) 1141 .

La violence entre métiers correspondait à des oppositions de compagnons. Pendant trois jours, fin juillet 1843, eut lieu la fête des menuisiers aux Brotteaux. Mille personnes y participèrent se divisant entre compagnons du devoir, aspirants, compagnons du vrai devoir de liberté. Des affrontements eurent d’abord lieu au sein d’une même profession entre compagnons d’obédiences diverses ; ici les compagnons du vrai devoir avaient fait scission avec les compagnons du devoir. Mais ces affrontements étaient généralement suivis par d’autres corporations. En 1843-1844, il y eut de sanglantes rixes entre compagnons du devoir et renards de liberté – ces deniers soutenus par les tailleurs de pierres 1142 . Ces violences s’accompagnaient parfois de voies de fait : en novembre 1822, des compagnons serruriers saccagèrent par deux fois un café dont on peut penser qu’il était tenu par une mère rivale 1143 . Mais les oppositions entre métiers n’étaient pas uniquement compagnonniques et se recoupaient parfois avec les oppositions entre quartiers. Au-delà de ces affrontements collectifs organisés par les deux parties, des guets-apens, rappelant ceux du Quercy de François Ploux, étaient une des possibilités de l’opposition entre communautés antagonistes. En mars 1831, à Vaise, une trentaine d’ouvriers maréchaux attendirent une douzaine d’ouvriers charrons qui avaient menacé de « faire la conduite » à l’un d’eux 1144 .

On peut relever de nombreux points communs entre les oppositions professionnelles et les bandes de jeunes ou de quartier, ne serait-ce que parce que ces trois formes de violence savaient se marier. Dans tous les cas, on est impressionné par les effectifs concernés. Le lieu de l’affrontement se situait souvent aux limites de la ville, dans un espace suffisamment grand pour recevoir l’ensemble des combattants, de préférence lors des beaux jours et en après-midi ou fin de journée. L’action se déroulait dans un ou plusieurs lieux connus de tous et ne tolérait aucun débordement ; par exemple, si des groupes antagonistes se croisaient en se rendant au combat, ils ne s’affrontaient pas avant d’être arrivés sur le lieu prévu à cet effet, ni après la fin des hostilités. La violence était à chaque fois au rendez-vous : les menaces et les insultes prenaient une part importante dans certaines batailles, mais on n’oubliait pas de se battre. On ne faisait d’ailleurs pas semblant de se frapper, chacun y mettait tout son cœur et le combat se prolongeait quelques heures. On se battait de façon rudimentaire, avec ses poings ou à l’aide de pierres, de frondes et de bâtons. Malgré tout, les violences des compagnons ou entre métiers étaient peut-être plus sanglantes – et quelquefois mortelles (on utilisait les outils de sa profession comme arme) ; les bandes faisaient moins couler le sang, se contentant de s’entredéchirer les vêtements. Dans leur cas, peut-on parler de haine ? Il s’agissait avant tout de défoulement, entre personnes consentantes ne portant jamais plainte. La violence extrême des coups n’excluait pas un autocontrôle afin d’éviter les blessés graves. Après s’être mis une « peignée », les jeunes de Vaise et de Saint Just se séparèrent en se disant « à dimanche » 1145 . Car les affrontements avaient visiblement lieu toutes les semaines et parfois plusieurs fois par semaine. Dans ses souvenirs, le père Coquillat rapportait que les « gones » de tous les quartiers de Lyon se battirent « à coups de poings et à coups de triques » toutes les semaines pendant les six mois précédant la Révolution de 1848 1146 . Malheureusement, nos données sont trop fragmentaires pour établir des fréquences ; on estime cependant que, sous la Restauration, de telles rixes devaient davantage s’apparenter aux rythmes ordinaires. Mais derrière l’aspect ludique, certaines motivations transparaissaient. Dans le cas des compagnons, elles étaient politiques. Dans les autres cas, elles ne l’étaient vraisemblablement pas, malgré les couleurs des bannières susmentionnées ; il n’existait pas d’opposition politique entre les proches quartiers des Chartreux et de Saint Nizier et les drapeaux n’étaient que des moyens de se différencier – quitte à ce que chaque groupe endossât un rôle spécifique. Le lieutenant de police confirma : ‘«’ ‘ Il existait depuis quelques temps [entre les enfants de ces deux quartiers] une animosité et un désir de se battre dont il n’est pas facile de connaître la cause […]. Il n’y avait aucun but politique dans cette rixe’ ‘ 1147 ’ ». Notons au passage que l’absence de raison politique effrayait le pouvoir au lieu de le rassurer. Il ne comprenait pas le but recherché par des belligérants qui ne tournaient pas leur violence contre lui, et aurait été plus à l’aise face à de véritables insurgés. Le ministre finit par trancher – employant l’argumentation habituelle, signe d’un grand désarroi : ‘«’ ‘ Ces événements se renouvellent trop fréquemment pour ne pas faire soupçonner qu’ils sont la suite d’investigations étrangères’ 1148  ».

Davantage que d’idées politiques, il était question de défoulement, de ‘«’ ‘ […] mise en valeur de la force et de l’adresse’ ‘ 1149 ’ ‘ »’, de prolongement du jeu et de la vogue. Il était surtout question d’affirmer une identité spatiale ou professionnelle, de se forger par la violence une identité que les fêtes baladoires avaient contribué à faire exister. ‘«’ ‘ Lorsqu’on rencontrait un gars qu’on ne connaissait pas, on lui demandait : "De quel quartier es-tu ?" Et l’autre répondait : "Quartier de mon c…, arrondissement de mes f…" La lutte était ainsi toujours ouvert’e 1150  ». Il n’est pas anodin de constater que la plupart des bandes appartenaient à des quartiers de la périphérie ou, plus exactement, aux faubourgs encore indépendants de Vaise, La Guillotière et La Croix Rousse. Il existait peu, à notre connaissance, de bandes venues d’un quartier de la Presqu’île, sauf en ce qui concernait les batailles d’enfants. Dans le centre de Lyon, les quartiers étaient si étroits et imbriqués les uns dans les autres que leur hypothétique spécificité n’était pas susceptible de faire naître des sentiments particuliers d’appartenance. A contrario, les habitants des faubourgs pouvaient davantage développer des réflexes identitaires parce que leur bourg, dans les premières décennies du XIXe siècle, répondait encore un peu au modèle communautaire villageois et pas encore tout à fait au modèle citadin. De plus, la présence de la grande ville prête à les engloutir put renforcer leurs cohésions. Nous ne pensons cependant pas que le quartier fut si fort au point de pouvoir expliquer un rejet total de l’autre ; en ce sens, l’affrontement entre métier ou quartier aurait surtout été un prétexte pour se défouler dans un élan libératoire. On pourrait également y déceler la construction factice d’oppositions recréant celles du village dans une volonté de conserver une pratique culturelle ancienne. Cette hypothèse est d’autant plus séduisante que les faubourgs accueillaient nombre de ruraux venus tenter l’aventure urbaine. Des assaillants du guet-apens déjà mentionné, cinq furent arrêtés ; ils étaient natifs d’Indre-et-Loire, de Haute-Garonne, du Loiret et… du Lot.

Notes
1135.

Les révoltes des débuts de la Monarchie de Juillet précipitèrent le mouvement de lutte contre les coalitions ouvrières. Cf. ADR, 4 M 193, « Arrêté contre les réunions publiques ou attroupemens [sic] de Compagnons », Recueil des actes administratifs de la préfecture du Rhône, n°7, 1835.

1136.

François PLOUX, Guerres…, op. cit. Notons que Simone Delattre a retrouvé des exemples de défoulement entre jeunes hommes dans la capitale au XIXe siècle (Les douze…, op. cit., p. 393) et que Laurence Montel en a découvert pour Marseille à la même époque (« Une source judicieuse : les dossiers de procédure correctionnelle (Marseille, années 1860) », Recherches Contemporaines, n° 5, 1998-1999, p. 57.

1137.

François PLOUX, « Rixes inter villageoises en Quercy (1815-1850) », Ethnologie Française, n° 3, juillet-septembre 1991, p. 269. La question de la transposition d’un modèle rural à la ville est ouverte ; il est vrai que, dans la forme, les similitudes sont nombreuses.

1138.

Id., Ibid.

1139.

ADR, 4 M 155, Lettre du maire de Vaise au préfet du Rhône, 10/07/1833.

1140.

ADR, 4 M 182, Lettre du maire de Vaise au préfet du Rhône, 05/08/1821.

1141.

ADR, 4 M 176, Rapport du colonel du régiment suisse au maréchal commandant les départements du Rhône et de la Loire, 27/04/1818.

1142.

ADR, 4 M 155, Lettre du maire d’Oullins au préfet du Rhône, 07/05/1843 ; Lettre du commissaire de police des Brotteaux au préfet du Rhône, 23/07/1844.

1143.

Id., Lettre du commissaire de police de [?] au préfet du Rhône, 05/11/1822.

1144.

ADR, 4 M 191, Rapport du commissaire de police de Vaise, 21/03/1831.

1145.

ADR, 4 M 176, Lettre du juge de paix du canton de Vaugneray au procureur du roi, 01/05/1818.

1146.

Jean VERMOREL, Les souvenirs…, op. cit., p. 30.

1147.

ADR, 4 M 176, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 01/05/1818. Ce que le père Coquillat confirmait : « On était en rivalité de quartier. Pourquoi ? On n’en savait rien ». Id., Ibid. Cet aspect diffère fortement de ce que John Merriman a pu relever à propos de Perpignan ; dans la ville catalane, les formes et le déroulement du conflit étaient identiques au cas lyonnais, mais la politique était un des traits principaux de la rivalité entre quartiers. Cf. John MERRIMAN, « Quartier blanc, quartier rouge. Neighbourhood, everyday life, and popular political culture in Perpignan, 1815-1851 », in Maurice GARDEN, Yves LEQUIN, Habiter…, op. cit., pp. 193-201.

1148.

ADR, 4 M 176, Lettre du ministre secrétaire d’Etat au département de la Police générale au préfet du Rhône, 09/05/1818.

1149.

François PLOUX, Guerres…, op. cit., p. 180.

1150.

Jean VERMOREL, Les souvenirs…, op. cit.