La violence comme comportement partagé

Nous ne pensons pas que la violence fût ‘«’ ‘ un simple dépassement de la sociabilité habituelle’ 1151  » mais plutôt qu’elle faisait partie intégrante de cette sociabilité ordinaire. Elle n’était pas – à certaines exceptions près – accidentelle et extraordinaire mais banale et ancrée dans le quotidien 1152  ; pour celles et ceux qui l’utilisaient, elle n’était absolument pas assimilable à la notion de crime. Celui qui allait au cabaret s’attendait certainement à assister au spectacle de la violence, voire à y participer directement ; cette éventualité n’étonnait guère. Mais qu’on ne résume pas la sociabilité populaire à un état de rixe permanent. Langage comme un autre, la violence était une forme de communication le plus souvent maîtrisée par les Lyonnais. Reconnaître à la violence une place essentielle dans le dispositif social populaire ne signifie pas que le peuple du XIXe siècle était dirigé par la brutalité et l’impulsion guerrière. Aux côtés de l’âge des cavernes et de la sensibilité bourgeoise, il y a, heureusement, une place confortable. En observant la violence depuis cet espace, on s’aperçoit qu’elle était effectivement utile puisque si présente. Alors à quoi servait-elle ? Elle était un moyen d’échanger, elle permettait de mettre fin à des conflits 1153 ou de marquer des rôles sociaux, elle offrait un défoulement par son aspect ludique ou encore une soupape de sécurité à ceux qui en avaient besoin 1154 . La violence était une branche de la sociabilité, en ce qu’elle permettait de communiquer avec autrui, lui faisant passer un message de rejet. Jeanne Crottier reçut un coup de poing à l’estomac de la part du bottier Roesch alors qu’elle lui demandait le paiement de deux chapeaux qu’elle avait livrés à sa femme 1155 . L’usage de la violence marquait une rupture des relations unissant une personne à une autre, rupture des solidarités et des arrangements qui avaient cours auparavant. En ce sens, elle entérinait – au moins pour une des parties – la volonté de mettre fin à un contrat tacite sur lequel reposaient jusque là leurs relations. Pour rendre effective cette rupture, les actes violents se déroulaient selon un canevas immuable où l’insulte précédait la violence physique. Les phrases prononcées étaient stéréotypées, les paroles et les gestes exagérés, quasiment théâtralisés afin que l’adversaire et les témoins comprissent ce qui se tramait.

La violence fonctionnait donc toujours de la même manière et on pourrait presque parler, à son propos, de transmission aux plus jeunes de cette pratique commune – transmission mâtinée d’imitation : la pratique de la sociabilité adulte s’expliquait en grande partie par la fabrique de la sociabilité durant l’enfance 1156 . La violence des jeunes était alors moins l’expression d’un malaise en réaction au monde adulte qu’une voie d’intégration à ce monde. Présents au dehors et observant les adultes, les plus jeunes assistaient au dévoilement quotidien des comportements ; les filles apprenaient certainement tout autant que les garçons du spectacle de la violence. Enfants et adolescents, ainsi que nous l’avons vu, étaient très présents au niveau des activités de défoulement. Dans la continuité de cette première expérience de la violence, ils finissaient par intégrer les codes de la violence adulte, maniant avec facilité l’insulte blessante et le geste menaçant. Un matin d’été, une vingtaine d’enfants attendant l’ouverture des ateliers se mirent à insulter un jeune cordonnier ambulant de 15 ans. Puis, ils lui lancèrent divers projectiles leur tombant sous la main – carotte, trognon de choux, ordures – jusqu’à ce que l’un deux se saisisse d’une pierre qui cassa le bras de l’infortuné cordonnier 1157 . D’autres exemples montrent des enfants s’essayer à violenter des quidams, parfois même des adultes. Cours de Brosses, un homme tentait de faire admirer des antiquités du Mexique mais, chaque soir, ‘«’ ‘ […] des gamins l’[assiégeaient] à coups de pierres et l’insult[ai]ent’ 1158  ». Se mettre en bande était une manière de pallier son manque de force autant qu’une façon de faire son apprentissage de la violence en restant dans le jeu. Imiter l’adulte restait ainsi un divertissement et une fin en soi ; on en veut pour preuve l’absence fréquente de motifs dans leur usage de la violence 1159 . La donne changeait quelque peu avec l’âge ; une étape intermédiaire, autour de 20 ans, achevait l’intégration collective. Les bandes de jeunes en représentaient le principal vecteur. Armés de bâtons et déambulant dans les rues, les jeunes hommes imposaient leur présence, à la manière des plus pauvres, en dominant la rue et groupant leurs frustrations. Il est important de souligner combien les parents paraissaient vouloir prendre la défense de leurs enfants lorsque ceux-ci participaient à des violences collectives, quelques-uns insistant sur le fait que cela n’en faisait pas pour autant de mauvais sujets, comme s’ils en reconnaissaient le caractère normal et formateur.

Le vol et la violence répondaient à des logiques 1160 , et nous en avons esquissé quelques-unes dans ce chapitre en tentant de savoir quels étaient les agresseurs et les agressés. Il est apparu que, pour une bonne part, le vol et surtout la violence faisaient partie du quotidien des Lyonnais. La violence n’était pas affaire de marginaux truandant d’autres désespérés dans de sordides terrains vagues aux abords des faubourgs. Les réseaux amicaux, le plaisir et la haine touchaient les mêmes individus. L’agression, au même titre que l’hospitalité, obéissait à des règles précises qui étaient fonction des heures de la journée, des lieux, des sexes, etc. Sur ce dernier point, le rôle de la femme est apparu dans toute sa force. La violence n’était pas exclusivement masculine puisque hommes et femmes en partageaient une pratique ordinaire et selon un investissement peu différencié. Si des règles sont identifiables, cela signifiait que le plus grand nombre s’y référait ou devait s’y référer ; en ce sens, la violence n’existe que dans la pensée de l’historien. Seul un système solide d’autorégulation sociale pouvait en autoriser l’existence tout en veillant à ce qu’elle ne fût pas préjudiciable à l’équilibre de tous ; seule l’étude de ce système peut aider à comprendre que la violence ne se réduisait pas à un simple acte brutal mais s’intégrait à une configuration complexe de gestion du social.

Notes
1151.

Robert MUCHEMBLED, « Anthropologie de la violence dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècles) », Revue de Synthèse, n° 1, janvier-mars 1987, p. 42.

1152.

Nous ne sommes évidemment pas les premiers à affirmer cela ; voyez par exemple Jean-Paul BURDY, Le Soleil…, op. cit., p. 118.

1153.

Voir chapitre XI.

1154.

Que ce fût pour pallier des frustrations de tous ordres ou la dureté des conditions de vie. Cf. Arlette FARGE, André ZYSBERG, « Les théâtres… », art. cit., p. 1006.

1155.

ADR, UCor 12, Affaire Crottier, 19/06/1821.

1156.

Cela avait déjà été remarqué pour le XVIIIe siècle. Cf. David GARRIOCH, Neighbourhood…, op. cit., p. 58. Cf. également Serge CHASSAGNE, « Education et sociabilité », in Sociabilités et pouvoirs, Rouen, Université de Rouen, 1987, pp. 533-543.

1157.

AML, I3 28, Procès-verbal du commissaire de police de Perrache, 06/08/1854.

1158.

ADR, 4 M 102, Rapport de police, 26-27/04/1864.

1159.

Les enfants étaient très réactifs à la violence. Un militaire n’eut aucun mal à utiliser à son profit des enfants en les montant contre un agent de la sûreté, les excitant et leur enjoignant de crier « A bas le mouchard ». On ne saurait mieux caractériser ce mélange de jeu et d’imitation. Cf. ADR, 4 M 196, Lettre du directeur de la sûreté générale au préfet du Rhône, 30/05/1871.

1160.

Les quelques résultats présentés dans le chapitre recoupent les nombreux travaux qui ont été entrepris dans le cadre local. Pour une approche globale et une comparaison entre différentes cohortes choisies dans les divers tribunaux des XVIIIe et XIXe siècles, cf. Anne CAVASSA, Isabelle RAMBAUD, Délinquance et répression correctionnelle dans l’arrondissement de Lyon, 1812-1817, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Gilbert Garrier, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1989, 2 vols., 107 et 88 f° ; Stéphane FRAIOLI, La criminalité devant la cour d’assises du Rhône. Etude comparée entre les années 1849-1855 et 1870-1875. Deux générations de criminel(le)s : évolution ou continuité ?, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Gilbert Garrier, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1995, 272 f° ; Marie GRONDIN, Les vols de vêtements, de linges et de tissus à Lyon au XVIII e siècle, Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Françoise Bayard, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1998, 181 f° ; Marcel JOUANNIN, La criminalité à Lyon sous la monarchie censitaire, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Pierre Léon, Lyon, Faculté des Lettres de Lyon, 1964, 167 f° ; Edith ORLANDO, Les vols de bijoux à Lyon et en lyonnais aux XVII e et XVIII e siècles, Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Françoise Bayard, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1988, 121 f° ; Amaury POUZET, Les femmes en justice dans le Lyonnais au XVIII e siècle, Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Françoise Bayard, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1998, 107 f° ; Corinne VOILEAU, Délinquance et criminalité à Lyon pendant la Révolution Française (1789-1795), Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Françoise Bayard, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1995, 2 vols., 106 et 49 f°. Quant aux études portant sur d’autres cas que le Lyonnais, on se reportera à l’article complet d’Arlette Farge et André Zysberg : « Les théâtres… », art. cit.