L’honneur en ville

Si la violence revêtait un caractère apparemment banal, son utilisation n’en était pas pour autant libre et désordonnée. Elle répondait généralement à des provocations ou à ce qui était ressenti comme tel. La violence était ainsi acceptée tant qu’il y avait un motif jugé recevable. Si une voisine s’en prenait sans raison apparente à l’ensemble de son voisinage en le couvrant d’insultes et que pas une personne ne se trouvait capable d’expliquer cette agression, la voisine était mise hors jeu par son entourage immédiat. L’acceptation de l’idée de provocation renvoyait à l’existence d’une susceptibilité et d’un fort sentiment d’honneur. La susceptibilité était bien une donnée essentielle tant chaque pique était certaine de faire mouche. Il est finalement assez rare de rencontrer des gens qui ne s’en formalisaient pas, à l’image de ce cordonnier et de son ouvrier qui, provoqués à trois reprises dans la même journée, méprisèrent ceux qui les insultaient et refusèrent de leur répondre par la violence 1164 . Le mépris paraissait être la seule parade à la défense de son honneur lorsqu’on était chahuté par une personne que l’on ne considérait pas socialement et moralement. Une femme honnête, prise à partie par une fille de mauvaise vie, ne répondait pas, afin de ne pas entrer dans le jeu d’une dépravée – ce qui aurait pu nuire à son honneur. Mais peut-être était-ce là le signe d’une réaction essentiellement partagée par des femmes qui, dans ce cas et dans ce cas uniquement, privilégiaient la fuite ? Toujours est-il que d’ordinaire, la réaction était immédiate. Un soir, dans un cabaret de la rue de la Martinière, Chabana, par ironie, dit à Blanc, ouvrier maçon comme lui : ‘«’ ‘ Viens prendre un verre avec nous, imbécile ’». L’interpellé se fâcha – ‘«’ ‘ Savez-vous que pour traiter quelqu’un d’imbécile il faut être familier avec lui et je ne vous connais pas ’» –, empoigna Chabana et le battit violemment 1165 . Ce n’était pas parce qu’on appartenait aux classes populaires qu’on était immédiatement familier et le manque de respect avivait la susceptibilité de celui qui croyait son honneur bafoué en public. La susceptibilité était telle qu’elle se passait de mots blessants, un regard suffisait. Quatre jeunes gens passèrent devant un soldat en le regardant fixement ; celui-ci, se croyant immédiatement provoqué, réagit violemment 1166 .

L’honneur n’était pas seulement mis à mal par l’insulte ou le coup ; d’autres attaques étaient durement ressenties par celui qui en faisait les frais – et ce parce qu’elles utilisaient à merveille la publicité : dénonciations, calomnies, accusations diverses par voie orale, par lettre anonyme ou par voie de presse. L’auteur d’une lettre anonyme envoyée aux autorités savait qu’une enquête serait ouverte. A Saint Just, en 1877, le coiffeur Imbert fut accusé d’avoir séquestré deux jours durant son enfant avant que sa femme ne nettoyât sa chambre à grande eau 1167 . Le commerçant fut excédé de l’injustice qu’il subissait : ‘«’ ‘ […] ces enquêtes à travers mon quartier arriéré m’ont fait un tort considérable car je suis établi, patenté et j’ai besoin de ma réputation ’». Les mécanismes permettant de détruire une réputation étaient simples tant les dénonciations ‘«’ ‘ […] se présentent comme la voix de l’opinion publique […] ou au moins comme la voix du quartier’ ‘ 1168 ’ ‘ ’» : l’intrusion des forces de l’ordre suscitait la curiosité ; on s’informait, une rumeur enflait et se propageait, retenait l’attention de tout un quartier qui jetait un œil soupçonneux sur son voisin.

L’honneur était-elle une notion individuelle ? A priori, oui ; l’honneur de chacun était fonction des actes personnels et de leurs perceptions par les autres. La susceptibilité était d’abord une question d’ego. Elle n’était pas forcément plus importante qu’aujourd’hui mais autorisait alors beaucoup plus fréquemment un droit de réponse. L’individu se sentait personnellement attaqué, atteint dans son intimité, sali et dévalorisé : il en faisait donc une question d’honneur. Essuyer des insultes sans raison et être frappé demandait réparation et défense de l’honneur bafoué, d’autant que la mise en cause avait généralement lieu en public. La publicité de l’attaque aggravait le sentiment de déshonneur. Parce que des témoins avaient assisté à l’agression, l’agressé se devait de répondre, pour éviter que l’on prît pour argent comptant les propos diffamatoires d’un tel sous prétexte qu’ils n’auraient été suivis d’aucune riposte. La rue, le débit de boissons ou n’importe quel autre lieu public faisait donc l’affaire. Pour discréditer un médecin, quoi de mieux que de s’introduire dans son cabinet pour le diffamer auprès de ses clients 1169  ? Mais l’honneur qu’on avait de soi dépendait des proches puisque l’honneur était aussi une question familiale. Si les personnes qui vous étaient associées dans la pensée des autres se conduisaient mal, vous étiez également touché par l’opprobre. L’homme devait veiller à la bonne réputation de sa femme, l’épouse surveillait celle de son mari, et le couple attachait une grande importance à l’honneur de ses enfants.

Notes
1164.

AML, I3 11, Actes judiciaires du commissaire de police de Pierre Scize, Affaire Silvestre, 10/11/1835. Cf. également Frédéric CHAUVAUD, De Pierre…, op. cit., p. 153.

1165.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 19/11/1847.

1166.

ADR, 4 M 178, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 24/06/1819.

1167.

« Lon parle beaucoup dan le cartier un enfan de 3 ans que son pèrre ait pairutier rue de trion Ambair ait mor depuis 3 moi » [On parle beaucoup dans le quartier d’un enfant de trois ans – dont le père, Imbert, est perruquier rue de Trion – qui serait mort depuis trois mois]. Cf. ADR, 4 M 18, Affaire Imbert. Voir notamment la lettre de ce dernier au préfet du Rhône, 08/08/1877.

1168.

Peter BURKE, « L’art de l’insulte en Italie aux XVIe et XVIIe siècles », Mentalités, n° 2, 1989, p. 59.

1169.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 04/09/1848.