L’honneur familial

Surveiller l’honneur de son conjoint signifiait bien souvent vérifier sa moralité. Delorme, après quelques années de mariage heureux, s’aperçut que son épouse fréquentait des filles entretenues. ‘«’ ‘ Ces fréquentations ne pouvant qu’être pernicieuses […] ’» à sa réputation, il décida d’y mettre un terme. Lorsqu’il apprit que sa femme était enceinte suite à ses relations adultérines, il cessa toute relation avec elle et ne voulut jamais entendre parler de l’enfant. De ce fait, en quittant sa femme, il protégeait son honneur du préjudice que celle-ci lui causait. A l’inverse, la femme prenait pour elle toutes les incartades de son homme et cherchait à défendre l’honneur de son ménage. On connaît bien les cas de maris alcooliques, fainéants ou auxquels l’infidélité ne causait que peu de remords (la jalousie était une forme de l’honneur) : les épouses dénonçaient alors la débauche, les violences, les dépenses, le travail mal fait, le rejet des responsabilités familiales comme autant de griefs portés à l’honneur du foyer. On connaît peut-être moins ceux qui s’adonnaient à la passion du jeu ‘«’ ‘ […] au détriment de leur famille, de leur honneur et de leur santé’ ‘ 1170 ’ ‘ ’». La plupart des lettres dénonçant les maisons de jeu et envoyées aux autorités n’étaient pas signées, seule solution pour ne pas être mise à l’index dans son ménage, son immeuble ou son quartier, pour ne pas rompre son réseau de sociabilité. Face à l’attitude irresponsable de leurs maris qui engloutissaient toutes les économies du foyer dans leur passion, des femmes exprimaient leur peur de déchoir socialement ; elles sentaient la pauvreté les gagner inexorablement puisque, de plus en plus, l’argent manquait à la maison. Et la pauvreté n’était rien d’autre qu’une forme du déshonneur dont la mendicité représentait l’aboutissement extrême. La mendicité était tolérée au sein des classes populaires comme nécessité chez les plus âgés ; si un couple encore jeune y avait recours à cause de son inconduite, sa place dans la société changeait et il ne se plaçait plus au même niveau que les gens de son réseau ; désormais, il se situait un cran en dessous, dans la position humiliante de qui devait demander quelque chose sans pouvoir le rendre. En cela, le déshonneur était immense.

Loin de tels déchirements, le couple retrouvait son unité lorsque ses enfants mettaient en péril son honneur. L’honorabilité des parents dépendait de celle des enfants, et inversement. Pour que le fils d’un militaire en retraite pût obtenir une bourse d’étude dans un collège royal, la réputation du père (conduite et estime) devait être excellente 1171 . Mais la plupart des affaires d’honneur se jouaient à propos de la conduite de l’enfant. Il était alors question d’enfants incorrigibles que la patience parentale n’avait pu éduquer. Les mêmes griefs revenaient : mœurs dissolues, inclinaison au vol, refus de travailler, violence, fréquentation de lieux malfamés et d’individus peu recommandables… La honte des parents résidait dans l’échec de l’éducation alors qu’ils pensaient se donner du mal et espéraient récolter les fruits de leurs efforts. Jean Joseph Labaye, en but à des difficultés avec son fils, réussit à lui faire intégrer la garde nationale lyonnaise ; las ! ‘«’ ‘ […] il s’y est si mal comporté, qu’on l’a honteusement renvoyé ’». Le déshonneur lié à ce renvoi ne concernait pas le fils qui n’en avait cure, mais bien son paternel 1172 . Un bon père, se targuant d’avoir élevé sa fille selon des principes vertueux, apprit que celle-ci, au lieu de s’initier à l’état de modiste dans l’atelier parisien où il l’avait placée, s’adonnait à la prostitution. Ainsi, elle ‘«’ ‘ […] a deshonnoré le nom de son pere et l’a forcé, pour la première fois, à rougir [sic]’ ‘ 1173 ’ ‘ ’». L’honneur du père était-il à ce point important que la mauvaise vie d’une fille, pourtant dans une ville éloignée, fût aussi grave ? En réalité, le père apprit visiblement de la bouche d’une connaissance cet état de fait et craignit que la nouvelle fût connue par d’autres assez rapidement. Il lui fallait réagir en faisant revenir sa fille auprès de lui afin qu’il put s’assurer de sa conduite. Après enquête, il apparut que la jeune femme vivait simplement en concubinage et qu’elle refusait de rentrer sur Lyon. Le démenti apporté par une enquête officielle n’était guère suffisant – le déshonneur était tombé sur le père et le couvrirait tant que sa fille ne serait pas auprès de lui et qu’il puisse prouver à tous la désormais rigueur de ses mœurs. Car le déshonneur se lisait dans l’œil de l’autre même s’il ne disait mot. L’entourage ne passait pas son temps à crier sur les toits le déshonneur d’Untel. Mais lorsqu’il était interrogé par la police, il n’hésitait pas à évoquer la conduite d’un enfant qui déshonorait ses parents. Ceux-ci, désolés des écarts de leur progéniture, savaient – ou croyaient savoir – ce qu’autrui pensait et ne pouvaient laisser courir la rumeur. Il était donc extrêmement risqué de cacher certaines conduites. Un charron du quartier Perrache, qui s’adonnait à des attouchements sur des petites filles, ne fut pas inquiété lorsque l’une d’elles raconta à son père ce dont elle était la victime ; en effet, il lui conseilla seulement de ne plus retourner chez cet individu. Mais l’affaire arriva tout de même sur le bureau du commissaire de police. Préserver son honneur par le silence était quasiment voué à l’échec, tant chaque déviance finissait par se savoir dans le voisinage 1174 .

Si on ne pouvait garder son enfant près de soi pour le surveiller tant son inconduite était grande, on essayait alors de le faire disparaître et de l’éloigner le plus loin possible afin de ne plus en entendre parler. On demandait auprès des autorités à ce qu’il fût pris en charge par l’administration, envoyé dans les îles ou enrôlé dans les bataillons d’Afrique, sous le prétexte qu’il s’agissait d’un ‘«’ ‘ sujet nuisible et dangereux à la société’ 1175  ». En opérant ainsi, la famille se dédouanait de la responsabilité du coquin qui détruisait son capital honneur. Elle souhaitait prouver son honnêteté en rejetant le mouton noir qui couvrait de honte les siens tant qu’il était hébergé par eux. Dans le même temps, elle s’épargnait le poids des poursuites judiciaires intentés contre l’enfant malveillant, poursuites qui coûtaient de l’argent et qui, surtout, l’impliquaient dans une situation peu honorable. En effet, de trop fréquents passages devant la justice faisaient peser la suspicion sur la famille et facilitaient la publicité de son déshonneur. Mieux valait s’en remettre à la figure paternelle de l’autorité. Le placet d’Ancien Régime, qui n’existait plus au XIXe siècle, restait tout de même profondément ancré dans les pratiques culturelles d’un peuple qui ne cessait de demander la relégation du mauvais fils 1176 . Le « désordre des familles » dû à ces « conflits au seuil 1177  » – à la limite du dedans et du dehors, entre enfance et âge adulte – était souvent synonyme de déshonneur des familles. Et ce dernier terme, très fréquemment utilisé par les parents, signifiait pour eux la ruine des efforts de toute une vie : ‘«’ ‘ Car il serait affreux pour les exposants et leurs familles qui ont vecu jusqu’à présent avec honneur et probité, de se voir en proye au deshonneur par le fait de ces deux mauvais sujets [sic]’ ‘ 1178 ’ ‘ ». ’L’enfant indigne, insensible aux efforts de ses géniteurs, scellait l’échec éducatif des parents qui, en appelant l’aide de l’autorité, espéraient encore le repentir de leur progéniture.

Il était possible de couper les ponts avec un parent sans recourir à l’administration. Certains se retrouvaient sciemment exclus des réseaux de solidarité car ils ne correspondaient pas ou plus aux critères de la norme populaire. Ils étaient, par exemple, souvent rejetés pour cause d’inaptitude morale au travail. C’était le cas des enfants dont les parents estimaient qu’ils étaient en âge de se débrouiller seuls et qui, pour l’heure, représentaient une charge pour leur famille alors même qu’ils devaient contribuer à sa stabilité économique. Les parents de Louis Joseph Simplet, tailleur d’habits sans travail depuis cinq semaines, n’avaient pas vu leur fils depuis trois mois et ne savaient que faire de lui. Quand ils apprirent son arrestation, ils firent savoir qu’ils n’iraient « pas le réclamer au parquet », tandis que son frère refusa de l’aider financièrement 1179 . Jean-Marie Chausson, chauffeur lyonnais de 28 ans, vola une épingle en or avant de se faire arrêter. Il indiqua aux forces de l’ordre l’adresse de son oncle et celle de sa cousine, tous deux honnêtes gens, afin qu’ils remboursent. ‘«’ ‘ Tous ont répondu qu’ils ne pouvaient rien faire pour lui parce que c’était une canaille, un fainéant et qu’il ne voulait point travailler’ 1180  ». Les Lyonnais avaient le sentiment de l’honneur si chevillé au corps que même ceux qui étaient ainsi rejetés l’avaient intériorisé et savaient fort bien comment était perçu leur comportement. Au juge d’instruction qui lui demanda si sa sœur n’avait pas participé au vol qu’il avait commis, un homme répondit : ‘«’ ‘ Non Monsieur. C’est assez qu’une personne déshonore la famille, il ne faut pas y comprendre tout le monde’ 1181  ».

Notes
1170.

ADR, 4 M 475, Lettre de X au préfet du Rhône, 08/1874.

1171.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 07/01/1848.

1172.

ADR, 4 M 370, Lettre de Jean Joseph Labaye au maire de Lyon, sd [1814].

1173.

ADR, 4 M 375, Lettre de Jean Bayouse au préfet du Rhône, sd [ca 1826-1827]. Dans des affaires de mœurs mettant en scène des mineurs, les mères se chargeaient d’enquêter et de témoigner.

1174.

AML, I3 28, Acte judiciaire du commissaire de police de Perrache, 16/09/1854.

1175.

Ce qui signifie qu’il était avant tout nuisible et dangereux pour la réputation de sa famille. ADR, 4 M 370, Lettre des mariés Chatelains au maire de Lyon, 27/09/1814.

1176.

Voir chapitre III.

1177.

Arlette FARGE, Michel FOUCAULT, Le désordre…, op. cit.

1178.

ADR, 4 M 370, Supplique de Pierre Charles Favre et Jean Pierre François Malet au maire de Lyon, 08/1814.

1179.

AML, I3 32, Arrestation de Louis Joseph Simplet, 23/11/1859.

1180.

AML, I3 33, Arrestation de Jean-Marie Chausson, 11/1862.

1181.

ADR, 4 U 258, Procès Dubois, Interrogatoire de Gérard Dubois, 13/02/1873.