Prendre la défense d’un proche en proie à des attaques extérieures, revenait, au travers d’une stratégie de défense familiale, à préserver son propre honneur. Il n’est pas avéré que la défense de la famille fût une occupation spécifiquement masculine ; il n’en restait pas moins que, dans les exemples retrouvés, ce rôle était généralement dévolu à l’homme. L’épouse/fille/soeur attaquée par autrui était défendue par son mari/père/frère ; l’homme agressé défendait seul son honneur. La domination masculine expliquait cette division des rôles. L’honneur d’une femme seule ne présentait que peu d’intérêts ; en revanche atteindre l’honneur d’un homme par l’intermédiaire de sa femme était une stratégie davantage employée. C’est peut-être en partie à cause de cela que nous avons relevé d’assez nombreuses violences perpétrées par des hommes à l’encontre de femmes. Entacher l’honneur d’une femme demandait peu d’imagination tellement l’allusion sexuelle paraissait évidente à tous. Qu’une telle fût traitée de putain par la bouche du premier venu et c’en était fait de sa réputation.
L’honneur d’une femme aurait donc été avant tout une question d’hommes ; face aux attaques extérieures, ce n’était pas à elle de défendre son honneur. Son statut de mineure la plaçait dans cette situation de dépendance à sens unique. Mais est-on si sûr de cette vision centrée sur le pouvoir masculin ? Il semble que la femme seule, demoiselle ou veuve, ait eu davantage, du fait de sa solitude, de latitude que la femme mariée dans l’exercice de la violence. Mais l’épouse intervenait aussi, quand son mari était en difficulté. On peut donc envisager deux cas de figure : soit la femme se trouvait seule car son mari était incarcéré, soit elle l’avait à ses côtés. Seule, sa tâche était rude puisqu’il lui fallait tenter de laver le plus grand déshonneur possible : la prison. Ce fut notamment le cas après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 où la question politique vint redoubler le fardeau du déshonneur. Chaque épouse devait alors œuvrer à prouver l’innocence de son mari en suppliant les autorités compétentes de bien vouloir constater ‘«’ ‘ erreur ou callomnie [sic]’ ‘ 1182 ’ ‘ ’» qui avaient pu être commises. A elle de se débrouiller pour faire passer des convictions solides, arguant par exemple que son époux était ‘«’ ‘ […]entièrement livré à son commerce et à ses travaux industriels, sortant très peu de chez lui et négligeant tous ses amis’ ‘ 1183 ’ ‘ ’». Privée de son moteur économique, du symbole de sa respectabilité, la famille dont le chef était en prison craignait d’être rejetée tout autant que de tomber dans la pauvreté ; le peu d’honneur qui lui restait était trop fragile sans défenseur.
Si l’épouse avait son mari à ses côtés, son rôle était de le seconder. Quand une lutte s’engagea entre un ouvrier défendant l’honneur de sa sœur et Bertachon défendant son droit de patron, la femme de ce dernier, voyant son époux en difficulté, intervint en demandant pourquoi on s’en prenait ainsi à son mari. Par cette prise de position, elle entra directement dans le conflit et, à ce titre, reçut plusieurs coups 1184 . Hissée dans les sphères d’intervention masculine, elle était considérée, en quelque sorte, à l’égal d’un homme et n’était pas exclue de la violence physique – même lorsqu’elle se trouvait enceinte. L’homme défendait immédiatement sa femme et, s’il était avec elle au moment de l’agression, lui laissait rarement le loisir de se défendre elle-même, revêtant ses habits du mâle protecteur. Les épouses intervenaient seulement en renfort, la rixe devenant alors opposition entre deux couples ; dans ce cas, les coups échangés ne répondaient toujours pas à une répartition supposée des sexes : hommes et femmes se frappaient mutuellement. Les femmes avaient leur mot à dire dans les affaires d’honneur ; la supériorité masculine, entraînant un processus d’attaque et de protection de l’honneur féminin, existait tout en laissant la place à des pratiques féminines rompant le rapport dominant/dominé.
En résumé, l’honneur mis à mal détruisait des réputations. Suite à une battue organisée par la mairie, deux femmes furent prises à partie par des auxiliaires de police qui voulurent les arrêter pour racolage alors qu’elles ne faisaient que rentrer chez elles après leur journée de travail. La vérité finit par se faire jour après que les maris – et non leurs femmes – eurent porté plainte, mais le mal était fait puisque les deux épouses honnêtes furent malmenées jusqu’à leur domicile par des représentants de la loi. Le lieutenant de police conclut heureusement que ‘«’ ‘ La méprise commise à leur égard a été très pénible pour elles ; mais elle a été de courte durée, et leur réputation est trop bien établie dans le quartier pour qu’elle en est [sic] souffert la plus légère atteinte ’» 1185 . Au détour du rapport, on comprend que leur voisinage n’avait pas pipé mot mais n’avait pas pour autant manqué une seconde de l’affaire. L’honneur était donc d’autant plus nécessaire que les rapports d’interconnaissance le menaçaient constamment. En effet, le conserver revenait à garder le contrôle permanent de soi et des siens avant d’être jeté en pâture à la rumeur publique. L’étude de l’honneur nous amène, par conséquent, à nous interroger sur le fonctionnement de la surveillance de voisinage.
ADR, 4 M 454, Lettre de la femme Jouanon au préfet du Rhône, 14/12/1851.
Id., Lettre de [?] au préfet du Rhône, 17/12/1851.
AML, I3 11, Actes judiciaires du commissaire de police de Pierre Scize, Affaire Bertachon, 09/08/1835.
ADR, 4 M 178, Plainte des maris Durand et Antier au lieutenant général de police de Lyon, 01/05/1819 ; Lettre du lieutenant général de police de Lyon au préfet du Rhône, 08/06/1819.