2 - Présentation du voisinage

Le voisin et l’intrus

Nous souhaitons partir à la recherche du regard que portaient sur eux et sur les autres les groupes d’individus vivant ensemble dans un même immeuble ou une même rue, et qui peuvent être réunis sous le terme générique de voisins. Ce projet a pris forme lorsque nous avons retrouvé deux corpus homogènes et singuliers composés de 43 enquêtes d’agents de police datant de la fin du Second Empire (1866-1870) 1186 . Ces enquêtes traitaient de femmes soupçonnées de se livrer clandestinement à la prostitution ou, déjà encartées, demandant leur radiation des registres de la prostitution « officielle ». Afin de glaner divers renseignements quant à la vie menée par de telles femmes, les agents, fidèles à leurs habitudes, ne se renseignèrent pas auprès des intéressées mais interrogèrent leur voisinage supposé tout savoir. Leurs rapports, envoyés au commissaire spécial de la ville, nous permettent de saisir les mécanismes de la surveillance et les critères qui faisaient d’une personne une bonne voisine.

De la cohabitation découlaient l’inter connaissance et la surveillance. Le contrôle social s’exerçait par le voisinage : dans l’immeuble on vivait ensemble – mais pas les uns chez les autres 1187 – et le regard était logiquement l’organe le plus immédiatement utile au groupe. On connaissait les habitudes de chacun et ce qui sortait du cadre routinier était immanquablement remarqué. Lorsque Jaillard, ouvrier en soie, ne vit pas de la journée sa voisine, rentière du deuxième étage, alors qu’elle avait l’habitude de venir tous les midis déjeuner avec lui, il pensa d’abord qu’elle était sortie mais finit pas s’inquiéter, son guet ininterrompu n’ayant rien donné. Il se résolut à frapper à sa porte, puis, personne n’ouvrant, à regarder par la serrure. Voyant que la clé y était accrochée, il alla aussitôt trouver le beau-frère de sa voisine 1188 . Des dizaines de cas similaires, de voisins s’inquiétant de ne pas voir l’un des leurs, pourraient ainsi être cités – preuve de la rigueur de cette surveillance et de l’impossibilité de passer inaperçu. Ce que nous appellerions aujourd’hui curiosité excessive était réflexe normal au XIXe siècle : ‘«’ ‘ Le 19 de ce mois dans la soirée, ayant entendu causer dans l’escalier, je dis machinalement : "mais qui cause donc ainsi ?"’ ‘ 1189 ’ ‘ ’». L’intrus était rapidement démasqué et le voleur immédiatement repéré : ‘«’ ‘ Je suis descendu avec une lampe allumée et me suis dirigé du côté d’où venait le bruit. Je vis entre les portes des latrines et la porte d’entrée de chez M. Lacroix, dévideur de soie, un individu qui se cachait le bas de la figure avec la main. Je lui dis, Monsieur vous n’êtes pas du corps de maison, que faites-vous là, vous vous êtes trompé’ ‘ 1190 ’ ‘ ’». Prenons un autre exemple. En 1815, une logeuse de la rue du Bessard se fit voler un matelas par un certain Albanet. Il ne put se soustraire aux regards et plusieurs personnes domiciliées dans cette rue l’eurent vite identifié. La demoiselle Buffet, notamment, remarqua clairement un individu vêtu d’un pantalon clair sortant de chez la logeuse un matelas sur son dos. Les habits d’Albanet causèrent sa perte 1191 . Plus que le nom ou le surnom, l’apparence permettait de reconnaître les individus. On sait bien, depuis les travaux novateurs de Daniel Roche, que ‘«’ ‘ Le vêtement confère à tous une identité sociale mais [qu’]en même temps il révèle le caractère et la personnalité de celui qui le porte, il marque l’individualité et l’originalité de chacun plus encore que la démarche et les gestes, les traits ou les déformations de la stature ; c’est un moyen d’identification immédiat’ 1192  ». Quand un cadavre rendu méconnaissable du fait de son état de décomposition avancé était repêché dans le Rhône, des témoins identifiaient la profession du défunt grâce à ses habits. Une femme reconnut son mari ayant disparu depuis vingt mois grâce à ses habits ; une longue veste noire, un gilet noir, une chemise en coton de couleur, un mauvais pantalon de laine et des souliers à recouvrement trahissaient l’appartenance à la classe ouvrière 1193 . La reconnaissance se faisait parfois très précise. En 1839, une cafetière, à propos d’un client qu’elle ne connaissait pas, affirma qu’il était tripier car il portait un tablier et un fusil d’acier 1194 . Elle ne se trompa évidemment pas et n’avait, du reste, jamais pensé pouvoir se tromper : les observateurs faisaient preuve d’une grande sûreté.

Plus que la surveillance individuelle, la surveillance collective, qui mobilisait tout un voisinage, était primordiale. La configuration architecturale jouait énormément en faveur des observateurs, plaçant tout individu passant par une cour intérieure au centre d’une toile tissée par les regards. Descendant de chez une voisine, Marie Mazoyon aperçut deux individus dans la cour ; elle en reconnut un pour être de ses anciens voisins et se souvint qu’il avait fait de la prison pour vol. Se mit alors en action les relais de la surveillance : la jeune femme remonta aussitôt chez sa voisine pour lui conseiller de se fermer chez elle ; elle fit de même avec l’horloger du dessus. Ce dernier proposa d’informer le patron de l’hôtel proche. Mais comment le faire sans passer dans la cour ? En empruntant un escalier dérobé – symbole de la supériorité du voisinage sur l’étranger – tandis que d’autres se tenaient à leurs croisées pour surveiller les allers et venues des suspects et les entendre se dire ‘«’ ‘ c’est le moment personne ne nous voit’ 1195  »… Surveillance, immédiate reconnaissance de l’autre, place primordiale de la femme, comptabilité des fautes de chacun, tout le contrôle de proximité est ici résumé.

Le voisinage incarnait cette nécessité de la surveillance qui animait tout un chacun dans la grande ville. Travailler sur des femmes suspectées de se prostituer – nous y revenons –rend compte d’un double processus, puisqu’elles faisaient partie du groupe en tant que résidentes tout en en étant parfois exclues lorsqu’elles vendaient réellement leur corps. Mais si on est sûr du rôle du voisinage dans le processus de surveillance, est-on certain de bien cerner ce qui se cachait derrière l’appellation floue de voisins ?

Notes
1186.

AML, 1122 WP 01 et 985 WP 19. Cf. annexe n°1/i.

1187.

On peut citer cette phrase essentielle qu’un témoin avait prononcée lors d’une enquête menée par Jean-Paul Burdy : « […] il y avait la pudeur qu’il y a pas aujourd’hui […] ». Jean-Paul BURDY, Le Soleil…, op. cit., p 93.

1188.

AML, I1 114, Rapport du commissaire central au ministère de l’Intérieur, 05/02/1820.

1189.

ADR, 4 U 149, Procès Mila, Déposition de Fleurie Priée, 31/10/1855.

1190.

ADR, 4 M 191, Rapport du commissaire de police de La Croix Rousse, 15/03/1831.

1191.

ADR, Ucor 154, Jugement du Tribunal correctionnel, Ministère public, Affaire Albanet, 10/10/1815.

1192.

Daniel ROCHE, Le peuple…, op. cit., p. 105.

1193.

AML, I3 28, Procès-verbaux du commissaire de police de Perrache, 06 et 09/05/1854.

1194.

ADR, 4 M 199, Registre des procès-verbaux de police judiciaire, 24/02/1839.

1195.

AML, I3 11, Actes judiciaires du commissaire de police de Pierre Scize, Affaire Ranque, 09/01/1835. Il faut insister sur le fait que chacun savait prendre le temps de la surveillance ; beaucoup pouvaient rester quelques heures à scruter l’extérieur depuis leur fenêtre dès lors qu’ils avaient repéré un agissement leur paraissant suspect.