Définir le voisinage

Restent effectivement à résoudre deux problèmes méthodologiques dont le premier concerne la représentativité de notre corpus. Peut-on généraliser à partir d’une quarantaine d’enquêtes ? Après avoir consulté de nombreuses archives éparses sur la question, il apparaît que ces enquêtes ne valaient pas seulement pour elles-mêmes mais contenaient la plupart des thèmes que le sujet permet d’aborder. Pour cette raison, nous avons choisi de les utiliser comme fil conducteur sans renoncer à étayer notre analyse avec d’autres sources. Le second point méthodologique concerne le terme de voisinage. Quelle réalité recouvrait-il ? Il renvoyait à des formes variées de vivre ensemble sans toutefois exclure quelques spécificités. De quoi parlait-on lorsqu’on faisait référence au voisinage ? De nos jours, dans la grande ville, le voisin est celui qui habite le même immeuble que soi. « On est voisin » dit-on aussi à propos d’une personne qui vit dans la même rue. La notion de quartier est plus vague ; quelqu’un du quartier vit dans un espace défini, les Minguettes ou Ainay pour prendre deux exemples socialement opposés. Mais cet espace coïncide-t-il avec le voisinage ? Il semblerait qu’il soit beaucoup trop large. Les rapports de cohabitation étaient, et sont encore, des rapports de proximité : une gêne sonore ne touche, la plupart du temps, que des appartements mitoyens. Pour cela, nous préférons employer le terme de voisinage pour caractériser des individus vivant ensemble dans une même rue et le plus souvent dans une même maison. Cette définition restrictive correspond le mieux à ce que nous pouvons retrouver dans nos archives. Généralement, les formes du vivre ensemble s’exprimaient dans la rue ou dans les parties communes de l’immeuble (cours et escaliers) et, si elles ne s’étendaient pas aux quartiers, elles n’étaient que rarement centrées sur le logement. Quitte à être caricatural, nous pouvons prendre l’exemple d’un triangle formé de l’atelier, de l’immeuble et du débit de boissons et constater que l’espace ainsi délimité correspondait à la portion d’une rue où se concentrait la surveillance de voisinage.

Les enquêtes nous informent directement sur la nature du voisinage. Il était avant tout compris comme une « entité collective 1196  » puisque se retrouvaient à 40 reprises et dans 34 enquêtes les expressions « voisinage » (21) et « on » (19). Aucune individualité ne se détachait, au profit d’un tout anonyme censé représenter un consensus. En effet, s’il pouvait y avoir divergence d’appréciation d’un quartier à l’autre au sujet d’un voisin, ce n’était pas le cas au sein d’une maison. Cela nous mène à exposer une limite propre aux sources policières. L’agent n’enquêtait pas pour, au final, exprimer un doute mais plutôt pour trancher. Il avait intérêt à privilégier un jugement au détriment d’un autre quand l’unanimité faisait défaut. On peut alors se demander si la vox populi rapportée ne se résumait pas à certaines voix ciblées et rémanentes. De fait, le policier, en individualisant le voisinage, choisissait toujours les deux mêmes figures, le propriétaire et l’employeur 1197 (21 occurrences pour 19 enquêtes) : ‘«’ ‘ Ces renseignements ont été donnés par plusieurs personnes qui habitent la maison et principalement par Madame Chevalier sa propriétaire’ ‘ 1198 ’ ‘ ’». Rien de plus logique à cela puisque le pouvoir, désireux de se forger une opinion au sujet d’un individu, se penchait en premier lieu sur le domicile et la profession, deux valeurs essentielles. L’interlocuteur privilégié du policier restait celui qui possédait une certaine assise dans son environnement et qui, la plupart du temps, faisait partie des anciens d’un lieu. Au centre du groupe prenaient donc place ceux qui avaient une mobilité intra-urbaine réduite (maîtres, propriétaires, commerçants) et qui formaient autant de points de référence dans leur rue ; eux tenaient les conversations et assuraient la circulation des ragots 1199 . Leurs critères de jugement ne différaient cependant pas ou peu de ceux des classes populaires – du moins jusque dans les années 1880 – et ce pour plusieurs raisons que nous avons déjà évoquées.

On pourrait encore s’interroger sur le genre du voisinage. A priori, le voisinage semblait une affaire de femmes 1200 . La commère, la concierge représentaient l’archétype parfait de la voisine cancanière toujours prompte à passer la tête par sa fenêtre, à échanger banalités et perfidies avec unetelle ou à se quereller pour une raison ou une autre. Il est vrai que les femmes étaient des figures centrales dans le voisinage parce qu’elles n’étaient pas enfermées chez elles et prenaient part à la sociabilité de la rue ; parce que nombre d’entre elles travaillaient à domicile et étaient donc perpétuellement présentes dans leur voisinage ; parce que leurs réputations étaient souvent l’enjeu de conflits. Mais il serait faux de penser qu’elles seules avaient un rôle à jouer dans le voisinage. La question, si importante dans la ville du XIXe, de la disponibilité ne s’adressait pas uniquement aux femmes. Les hommes et les enfants participaient activement aux relations de cohabitation. La surveillance de l’autre se partageait entre les sexes et les âges. A une époque où l’usine n’avait pas encore remplacé l’atelier et la boutique, les hommes étaient naturellement présents dans leur voisinage et leurs critères généraux de jugement ne se différenciaient pas outre mesure de ceux des femmes.

Ce seront par conséquent ces critères que nous suivrons pour dérouler notre propos.

Tableau n° 57 : Les critères positifs et négatifs du jugement et leur fréquence (182 cas) – 1866-1870
Thématique Fréquence Critères positifs Fréquence Critères négatifs Fréquence
TRAVAIL 40
Travaille 17
}17
Ne travaille pas 15
Manque le travail 8
}23
MORALITE 82
Toilette simple 6
Fréquentations régulières 12
Parents 2
}20
Toilette tapageuse 7
Fréquentations multiples 15
Parents 1
Boit 3
Raccroche 9
Traîne dans les rues 5
Mœurs légères 8
Mauvaises fréquentations 11
Folie 3
}62
RELATIONS DE VOISINAGE 60
Ne se fait pas remarquer 19
Rentre tôt 4
calme 7
}30
Se fait remarquer 10
Rentre tard 9
Bruyante 4
Fait la noce 7
}30
TOTAL 182 67 115

Présentés sous forme de tableau, ils traduisent une véritable homogénéité. Ils se divisaient fort simplement en deux catégories selon qu’ils étaient positifs ou négatifs. Les seconds étaient plus nombreux que les premiers mais tous se répondaient et pouvaient être réunis en thématiques communes : le travail, la moralité et la cohabitation. Reprenons celles-ci une à une pour comprendre les mécanismes de la cohabitation et de la réputation.

Notes
1196.

Olivier FARON, La ville…, op. cit., p. 63.

1197.

Il arrivait fréquemment que l’employeur fût également le logeur. Il faudrait également mentionné les concierges, traits d’union entre le dedans et le dehors, qui étaient « […] des informateurs et des observateurs jaloux de leurs prérogatives » et savaient tout de leurs voisins. Cf. Daniel ROCHE, Le peuple…, op. cit., p. 254.

1198.

AML, 1122 WP 01, Enquête Annette Malassagne, 25/11/1868.

1199.

« The shopkeepers […] all knew each other and would swap news regularly », David GARRIOCH, Neighbourhood…, op. cit., p. 22.

1200.

Mélanie TEBBUTT, Women’s Talk : a social history of 'gossip' in working-class neighbourhoods, 1880-1960, Aldershot/Vermont, Scolar Press, 1997 (première edition 1995), 206 p.