3 - L’importance de la normalité sociale

Le critère du travail

D’après notre tableau, la thématique du travail ne regroupe que 40 occurrences. Toutefois, les critères s’y rapportant se réduisent au minimum : soit une personne travaillait, soit elle ne travaillait pas ou peu – fêtant alors avec assiduité la « saint lundi » voire la « saint mardi ». Considérée sous cet angle, la question du travail révèle toute son importance en étant au cœur de quasiment toutes les enquêtes. Cela est peu étonnant puisque dans la société française d’alors, l’individu n’existait réellement que dans la mesure où il était capable de travailler. Ce fonctionnalisme encouragé par le pouvoir était également partagé par la population pour laquelle ne pas être attaché à un travail régulier, flotter entre deux activités, pouvait être assimilé à une déviance – nous y reviendrons.

Le voisinage était attentif aux professions. Six femmes seulement avouèrent ne pas en avoir. Prostituées, femmes entretenues ? Peu importait, quand une femme (seule ou non) ne travaillait pas, son voisinage se chargeait de la surveiller. Il recherchait ses moyens d’existence : recevait-elle le secours délivré aux indigents ou bénéficiait-elle de la prodigalité d’un homme marié ? Le voisinage voulait savoir et la plupart du temps savait assez vite. Quant à celles, nombreuses, déclarant une profession, elles déroulaient la liste habituelle des métiers typiquement féminins depuis les travaux d’aiguille et d’entretien du linge jusqu’aux occupations gravitant autour de la Fabrique. On sait ce qu’il faut penser des déclarations professionnelles féminines du XIXe siècle mettant en jeu des activités à faible qualification et la plupart du temps interchangeables. Notre étude sur les prostituées lyonnaises révèle qu’elles déclaraient des professions totalement anonymes leur permettant de se fondre dans la masse. Une fille se disait couturière ? La belle affaire ! Rien ne nous informe sur le fait qu’elle exerçait ou non cette activité, ni même si elle en avait fait l’apprentissage.

Malgré tout, déclarer une profession restait vite insuffisant pour l’immeuble si une voisine ne travaillait pas effectivement. D’après les enquêtes, seize filles avaient une activité salariée à plein temps et douze travaillaient par intermittence. ‘«’ ‘ Elle travaillait assiduement et ne rentrait jamais après 9h ½ où 10h du soir. […] une tailleuse rue Grolée n° 26 où elle travaille depuis plus d’un mois […] n’a eu que des éloges à faire sur son travail […] [sic]’ ‘ 1201 ’ ‘ ’» ; ‘«’ ‘ Cette demoiselle [qui ne travaille pas] à des habitudes de se coucher très tard, c’est-à-dire 11h minuit et se lève à 9, 10 et 11h du matin’ ‘ 1202 ’ ‘ ’». Ces deux commentaires introduisent un deuxième niveau du regard social sur l’activité professionnelle : être bien considérée par son entourage nécessitait l’exercice appliqué et exact d’un emploi rémunéré. Le voisinage devait voir chacune partir tous les matins et revenir le soir, il devait sentir le poids de la fatigue dans les attitudes de toutes. La voisine devait être si harassée qu’elle se retrouvait incapable de ressortir de chez elle avant le lendemain matin. Ne pas travailler était pire encore peut-être que ne pas avoir de profession, car cela revenait à passer pour une fainéante. Le travail par intermittence qui n’aurait pas été motivé par un sous-emploi chronique était aussi déconsidéré aux yeux des autres qui n’avaient alors de cesse de se demander à propos de la dilettante : « que fait-elle de son temps ? ». Dès qu’elle ne travaillait plus, la fille seule était soupçonnée de s’adonner à la prostitution. Marie Guichard n’aurait pas travaillé plus de 40 ou 50 jours de son état de tailleuse ; alors quand des voisins la croisèrent sur la place du Change tard le soir accostant des individus, il ne leur en fallut pas plus 1203 .

Tout n’était cependant pas si simple. Le regard porté par le voisinage sur les femmes était embué du seul fait que, davantage que les hommes, elles travaillaient à domicile ; les horaires du labeur étaient donc plus difficilement contrôlables. D’autres moyens étaient alors à la disposition des observateurs, tel le montant des revenus. Ceux-ci paraissaient-ils suffisants ? Il est vrai qu’entre 50 centimes et 2 francs par jour, les disparités pouvaient être décisives et avoir des conséquences désastreuses.

Notes
1201.

AML, 1122 WP 01, Enquête Pierrette Perrin, 16/09/1869.

1202.

AML, 985 WP 19, Enquête Catherine Phélippon n° 2, 02/10/1866.

1203.

AML, 1122 WP 01, Enquête Marie Guichard, 17/07/1868.