4 - Une moralité à toute épreuve ?

Le minutieux comptage des rapports amoureux

Toujours d’après notre tableau, les critères de la moralité étaient les plus nombreux et, pour cela, leur thématique revint à 82 reprises sous la plume des agents. A la nuance près que les critères négatifs étaient, et de loin, les plus développés. Afin de déterminer le niveau de moralité d’une femme, le voisinage s’attachait à sa situation matrimoniale. Si le mariage était la norme, fallait-il encore que les époux fussent assortis. C’était une tradition populaire ancienne que de moquer les alliances du barbon et de la nymphe. Quand la veuve Bambois échoua à marier sa fille à son neveu, il se murmura dans le voisinage que ‘«’ ‘ […] ne pouvant l’avoir pour gendre [elle] se déciderait à l’avoir pour époux ’». Scandale : ‘«’ ‘ L’on dit encore dans le quartier qu’il faut que cette dame ait des motifs bien puissants pour avec une si grande différence d’âge penser à se marier avec un jeune homme dont elle pourrait être la mère’ ‘ 1207 ’ ‘ ».’

Revenons à nos enquêtées : 38 s’avouaient célibataires, comme la plupart des prostituées. Mais n’oublions pas que ces filles étaient jeunes et qu’on ne se mariait guère à 18 ans. De plus, le célibat en soi n’était pas forcément la cause d’une mauvaise opinion. Seulement, associé à d’autres indices, il reflétait une position infamante. Deux cas de figure sont envisageables. Le premier concerne le ou les enfant(s) à charge que pouvait supporter une mère célibataire 1208  ; et la fille mère était davantage rejetée que prise en pitié. Encore ne sont évoquées ici que celles dont les nouveaux-nés avaient survécu ; plus nombreuses étaient celles qui avaient perdu leur(s) bébé(s). Le voisinage était facilement au fait de telles mésaventures et il est hautement probable que, derrière elles, il avait deviné l’image de la femme de mauvaise vie.

Le second cas de figure se place au cœur de la surveillance de proximité. La voisine observée vivait-elle seule ou avec d’autres personnes ? Cette question était primordiale dans le cadre de la cohabitation et de la formation des réputations. Passons sur les couples mariés puisqu’ils représentaient la norme sociale. Des femmes se disant célibataires, dix vivaient seules, douze étaient entretenues, dix avaient un concubin, quatre habitaient avec leur famille et trois avec une colocataire. Il existait un éventail des possibles susceptibles de faire de la célibataire une fille honnête. Si elle demeurait chez ses parents ou d’autres membres de sa famille, ce pouvait être un signe positif. Pour le voisinage, cela était une utile et suffisante carte de visite car il était peu probable, pensait-il, qu’une fille menât une vie déréglée sous le toit paternel. Les antécédents familiaux étaient donc pris en compte, selon l’idée que d’honnêtes parents n’avaient que de braves filles. Mais attention au retour de bâton d’un passé difficile : que des parents traînent derrière eux un passé détestable et leurs enfants en faisaient les frais. Avant de se forger son opinion, le voisinage se contentait d’a priori à partir desquels il élaborait son jugement – infirmant ou confirmant les prédispositions héréditaires.

L’un des principaux critères moraux témoignait de la régularité des fréquentations. Se montrer au grand jour avec des hommes ou avec des filles réputées faciles, voilà qui pouvait faire vaciller la réputation d’une femme. Le pire, pour les gens d’un immeuble, était d’avoir une voisine qui raccrochait publiquement, qui traînait dans les rues et fréquentait les débits louches. En revanche, qu’une femme s’en tînt à un seul homme à la fois (on tolérait à la rigueur qu’elle collectionnât les amants à condition que ce fût un à un), qu’elle s’affichât au-dehors en sa seule compagnie et son voisinage ne mettait pas sa moralité en doute. Vivre en concubinage n’était pas mal considéré, une présence masculine même hors des liens du mariage représentant, quoi qu’on aurait pu en penser, un point positif. Le concubinage, loin d’être rare dans la grande ville, était accepté comme réalité sociale 1209 , à défaut d’être reconnu légalement. La qualité de la relation, sa durée et la réputation du conjoint étaient alors ce qui comptait aux yeux du quartier. S’» Il est dans ses meubles et veuf sans enfants […] passe pour un premier ouvrier, [et] est en outre pas mal considéré 1210  », les voisins étaient comblés. Mais le voisinage appliquant la logique prévalant pour les parents et leurs enfants, celle qui était avec un mauvais garçon était forcément une mauvaise fille (formant le couple classique du souteneur et de la prostituée). La position de la célibataire habitant seule son logement était plus fragile encore que celle de la concubine. Le voisinage cherchait à déterminer si une telle situation abritait la vertu d’une fille sérieuse ou cachait la débauche d’une fille légère. Bref, un doute subsistait – qui s’envolait lorsqu’une femme était entretenue ou hébergeait une colocataire : une telle voisine ne pouvait être que la débauche incarnée. Pourtant, être entretenue n’avait souvent rien à voir avec le fait de vendre son corps et avoir un amant offrait parfois un train de vie appréciable. Mais le voisinage ne pouvait mettre la fille entretenue sur un pied d’égalité avec ses membres car elle restait en marge des pratiques sociales du plus grand nombre. Mise à part et surveillée plus que d’autres, elle avait les pires difficultés à s’intégrer, d’autant plus que l’instabilité de sa situation amoureuse la rendait dépendante de la fidélité de son amant. Que devenait celle qui n’avait pas de ressources propres si elle était abandonnée ? Dans les milieux populaires, la frontière était poreuse entre vivre en concubinage et être entretenue car, dans les deux cas, l’amant était bien souvent un pauvre ouvrier. Une femme dans une telle situation avait beau ne pas être une raccrocheuse, elle conservait un statut à part tant que son galant ne venait pas habiter auprès d’elle. Des jeux de l’amour entre l’homme et la femme, on doit bien reconnaître l’infériorité de la seconde – le marivaudage lui coûtant plus qu’à son tour sa réputation. Le voisinage déclarait souvent qu’une telle « s’[était] fait un amant » comme si elle chassait l’homme par vice et par intérêt.

Notes
1207.

AML, I1 116, Correspondance du commissaire de police du Palais des Arts, 20/02/1848.

1208.

Des huit femmes ayant eu des enfants, sept vivaient seules.

1209.

Comme l’a souligné Françoise Battagliola. Notons également que son étude démontre combien le concubinage touchait l’ensemble des milieux sociaux mais que, chez les femmes, les concubines se recrutaient avant tout parmi les ouvrières, les professions peu ou pas qualifiées (journalières) et les domestiques. Cf. Françoise BATTAGLIOLA, « Mariage, concubinage et relations entre les sexes, Paris, 1880-1890 », Genèses, n° 18, janvier 1995, pp. 68-96.

1210.

AML, 1122 WP 01, Enquête Suzanne Kesslring, 24/09/1869.